Doélévi 4
Le portail de fer s'ouvrit sur un jardin luxuriant, qui contrastait avec le reste de la rue, poussiéreuse de cette latérite rouge qui s'insinue partout. Je crois que c'était la première fois que je voyais une "vraie" religieuse en habit. Etait-ce l'habit, le sourire, le décor ou tout cela qui m'impressionna... je ne sais pas. Toujours est-il que, près de 35 ans plus tard, j'associe cette image à ma vision de l'Eden. Ou alors est-ce parce que c'est dans cet endroit que, pour la première fois également, j'entendis parler d'Eden et de Paradis. D'enfer et de péché également. Elle nous accueillit chaleureusement et entreprit de nous faire visiter les lieux. C'était féérique, des plantes, qui bordaient les allées, s'échappaient des massifs, des fleurs, des arbres, une jungle colorée à travers laquelle serpentait un petit et tortueux chemin qui dévoilait une surprise après chaque coude. Les plantes étaient presque aussi grandes que ma soeur et moi ; parsemées ça et là apparaissaient les salles de classe, des bâtiments bas d'un seul étage ouverts sur le jardin grâce aux murs ajourés de claustras .
Elle nous a ensuite conduits au bureau de la Mère Supérieure, dans un bâtiment plus long que les autres. J'étais une petite fille polie, je disais "bonjour madame", je découvrais que c'était inapproprié, que mes parents savaient ces convenances que j'ignorais.
Au terme de sa conversation avec mes parents, pendant laquelle elle avait développé le programme de la scolarité, elle referma son dossier, croisa les mains sur son bureau de teck vernis,
- et bien sûr, en fin de journée ce sont les leçons de catéchisme...
Il y eut un moment de silence... avant que ma mère ne prit la parole pour dire
- non, pas de catéchisme pour nos filles, nous ne sommes pas catholiques.
Le visage de la Mère Supérieure se ferma d'un coup sec. Elle reprit d'un ton cassant
- en ce cas, pendant l'heure de catéchisme, les élèves non catholiques sont chargés du nettoyage des latrines.
Je me tournais vers mes parents, l'air suppliant. "Je veux aller au caté, je veux aller au caté, pas nettoyer les WC !"
Nous fûmes ensuite, ma soeur et moi, conduites vers nos salles de classe respectives. J'ai la vision de ma soeurette, surnommée La Braillarde, tournant vers moi ses yeux interrogateurs grands ouverts avant de suivre la religieuse vers la petite paillotte des classes de maternelles.
Je fus présentée à mes camarades de classe qui m'accueillirent en choeur d'un ton chantant "bienvenue, Doélévi" et on me désigna une place vide près de Mylène au milieu de la classe. Si mes camarades étaient de toutes les tonalités du marron au beige (il y avaient les enfants des notables locaux mais également ceux des expat' et des enfants métisses de couples mixtes, comme nous), il n'y avait à ma grande déception que des filles . J'avais toujours trouvé bien plus drôle, dans les cours de récréation, de jouer avec les garçons aux "pitous" ou à la course, plutôt qu'avec les filles à la marelle ou à l'élastique...
Je n'aimais pas Mylène mais il nous était impossible (inenvisageable...) de changer de place. Mylène avait mon âge, elle était métisse également (était-ce supposé nous rapprocher ?!), sa mère française enseignait au lycée avec mes parents, son père était vétérinaire. Plus tard, je lui en voudrai d'autant plus que ce fut son père qui émascula notre chaton familial à la demande de mes parents. Je restais donc la voisine de bureau de Mylène pendant toute ma brève scolarité à l'école des Soeurs, l'aidais même volontiers à nettoyer ses affaires lorsqu'elle vomissait en classe ou s'oubliait dans sa culotte...
Les cours de catéchisme me fascinaient. Athée, je découvrais tout un univers culturel qui me laissait perplexe. Ma petite soeur en comprenait encore moins que moi. Il faut dire que l'évangélisation ne se faisait pas en délicatesse et subtilité, les remugles de la colonisation flottaient encore en ce début des années 70 et faire choisir entre les cours de catéchisme et le nettoyage des latrines en était le plus révoltant exemple. Seules les musulmanes n'assistaient pas au catéchisme. Les autres, les protestantes, les animistes, les athées, toutes préféraient la leçon de religion à la corvée de chiottes. C'est toujours le coeur serré de honte que je laissais s'en aller Mariama, celle qui était devenue mon amie, remuer nos excréments. Tandis que je commençais à m'ennuyer ferme sur les bancs d'après la classe, malgré une attention soutenue, ma bonne volonté et la patience de prosélyte de mes camarades, je n'arrivais pas à accrocher. Je visualisais des rangées de pécheurs au bord d'un étang à l'ombre de pêchers (péchés ?) et je ne comprenais pas pourquoi il fallait leur en vouloir. Et cette histoire avec les pêchers (péchés) non plus d'ailleurs, je n'y comprenais pas grand chose. Personne alors ne s'est donné la peine de répondre à ma question d'enfant : qu'est-ce qu'un pécheur ? Ni mes camarades moins débutantes que moi, ni les religieuses... "C'est quelqu'un qui a fait un péché", me répondait -on laconiquement, sans plus expliquer ce qu'étaient ces abominables "pêchers"...
Mes parents grinçaient des dents à chacune de nos questions, celle qui les a fait bondir venait de ma soeur, plus curieuse que moi car elle tenait à comprendre les prières qu'on nous imposait 4 fois par jour. La dernière prière de la journée, à la fin de la classe, disait "préservez-nous des péchés de la nuit". C'est quoi les péchés de la nuit ? demanda la petite fille de 5 ans. Comme mes parents à l'époque, je me demande aujourd'hui ce que, pour les Soeurs, pouvaient être les péchés de la nuit... quelle idée de mettre ça dans la tête d'un enfant.
Lorsque mes parents me demandèrent si je voulais rester au catéchisme, je sautai sur l'occasion pour dire non, que je préférais nettoyer les latrines avec Mariama et ses copines. Je découvris à 8 ans en Afrique combien il est non normatif d'être athée... dans un continent où, plaisante-t-on, 70% de la population est animiste, 40% musulmane, 60% catholique, 30% protestante, 70% divers (vaudou, évangélismes variés...).
Le coup de grâce (si je puis dire) survint quelques mois plus tard à l'Ascension. Ma soeur en faisait des cauchemards, elle en était terrorisée ("il monte il descend il monte il descend, il est partout il me voit partout, j'ai peur !"). J'abandonnais sans mal le nettoyage quotidien des latrines et mes camarades pour intégrer en cours d'année scolaire une école publique. MIXTE ! Au grand dam de la Mère Supérieure, terrifiée
- Vous allez les mettre avec des garçons ?! Dans CETTE école ?!
J'ai terminé mon CE2 à l'Ecole (mixte) du Centre B. Ses cours de couture, de broderie et d'agriculture ont remplacé le catéchisme de fin de journée.
Libellés : Doélévi