dimanche, janvier 21, 2007

Doélévi

Chapitre 1

Le départ




La photo est toujours là, sur le mur tapissé de la petite pièce qui servait de salon. Dans la maison de mes grand-parents, aujourd'hui vide et froide. Elle sourit depuis 34 ans aux fleurs sculptées du lourd buffet art nouveau qui lui fait face. Juste au dessus du canapé de skaï brun. Les couleurs sont fanées, la photo avec le temps se teinte de sépia. Les deux fillettes sont vêtues à l'identique, une chasuble de jersey bleu pour l'une, rouge pour l'autre, sourire berchu pour l'une, oeil de canaille emprisonnée pour l'autre. Pour son coté pratique je suppose, ma mère nous habillait très (trop) souvent de la même façon, seules les couleurs différaient. Cet année-là, j'avais 8 ans, ma soeur en avait 5 et la photo, faite dans les règles de l'art chez un photographe grenoblois, avait trôné tout l'été dans sa vitrine Cours Jean Jaurès.


Cet été-là nous devions partir, quitter la France, découvrir ailleurs l'autre moitié de nous-mêmes. Mes parents nous avaient toujours dit «vous n'êtes pas «à moitié», vous êtes «en double», à la fois d'ici, et de là-bas». Nous avions toujours pris ça pour une chance. Deux cultures pour le prix d'une. Et cette conception a permis d'affronter et de laisser couler maintes réflexions idiotes rencontrées sur notre chemin. Je trouvais ça fabuleux, ce voyage, je n'avais pas encore empli ma courte vie de tout ce qu'il y avait d'intéressant ICI, et déjà on m'annonçait que j'allais découvrir les joies du LA-BAS, avec un ancrage identique à celui d'ICI.

Je ne me souviens pas dans quelles conditions cela nous avait été annoncé. Je n'ai pas le souvenir d'une souffrance, d'un adieu à faire aux camarades de classe (je déménageais à chaque rentrée, au grès des mutations de mes parents, je savais transformer les liens amicaux et en nouer de nouveaux sans trop de douleurs ; cette faculté m'a beaucoup servi par la suite...)


Cet été-là donc, ma soeur et moi l'avons passé, alternant entre la petite maison de citée ouvrière de mes grands-parents, la vieille maison familiale dans la forêt et ensuite, l'appartement de fonction dans l'école de mon oncle, en montagne, sur le plateau du Vercors. Pendant que notre insouciance enfantine courrait les bois, mes parents empaquetaient, encantinnaient, revendaient, donnaient, transportaient les gros objets et la Simca 1100 familiale jusqu'au bateau à Marseille... ils prenaient de l'élan pour les années à venir.


Cet été-là, ma copine Michèle et moi chantions Sheila à tue-tête en sautillant sur les trottoirs de l'avenue Navarre, Comme les Roi Mages, en Galilée, suivez des yeux l'étoi-leu du «verger», je te suivrais, où tu iras j'irais, fidè-leu comme une ombre jusqu'à destinatioooooon . Cet été-là, nous avons mangé le lapin que ma cousine avait gagné à la tombola de l'école. Sans lui dire. «C'est de la viande, Minouchette». Cet été-là, nous dévalions les pentes du pré, allongés sur le flanc, en regardant tournoyer les nuages jusqu'à l'ivresse. Le foin frais coupé égratignait nos peaux tendres et nues. Nous parcourions les bois en maillots de bain colorés et en sandalettes à la recherche des renards. Et des loups. Et accessoirement des lutins facétieux. Pour vaincre la peur. Et faire des blagues aux plus petits. Ouououououhhh, j'ai vu un truc bouger là-bas... siiiii...! Avant de disparaitre nous accroupir derrière un rocher moussu en gloussant. Nous faisions des concours de corde lisse en nous moquant des plus jeunes, patauds, pleurnichards et mauvais perdants ! Nous grimpions en douce dans le cerisier géant de la grande-tante revêche et nous crachions les noyaux contre sa porte en nous immobilisant dans le feuillage pour nous cacher !


Cet été-là, ma mère a coupé un mètre de ses cheveux. Elle était rentrée un jour les cheveux courts comme un garçonnet. Mais elle avait gardé sa voix et son odeur de maman. C'est tout ce qui m'importait. «Ce sera plus pratique comme ça là-bas». C'est mon père qui en a été le plus ébranlé. Elle n'a pas coupé les miens tout de suite. Elle le fera quelques mois plus tard, sur place, n'y tenant plus de mes gesticulations quotidiennes.

Puis l'été s'est achevé trop rapidement, mon père parti en éclaireur, ma mère restait régler les derniers détails. La rentrée là-bas n'avait pas commencée. Ici elle frémissait. Je me réjouissais à l'idée de partager pendant ces deux dernières semaines la classe de CE2 de mon cousin et de mon oncle l'instituteur. De cette courte période j'ai gardé, jusqu'à nos mariages respectifs, une forte connivence avec mon cousin et ses copains. Connivence d'enfance qui ressurgira dix ans plus tard au cours de nos soirées étudiantes et d'épuisantes courses de ski de fond sur le plateau.


Je ne le savais pas mais c'était la fin d'une époque. La joie immense de découvrir une autre branche de la famille se teintait de nostalgie pour ce que je pressentais révolu. Mais ce qui me mettait le plus en confiance c'était que j'allais, du moins le croyais-je, vivre dans un pays où je pourrai passer inaperçue, où ma couleur ne serait pas suspecte ; où l'on ne me demanderait plus «Tu es de Tombouctou ?» alors que je n'avais jamais entendu parler de ce «Bouctou» supposé être ma source. Non, je n'allais pas à Mombouctou. Pas plus qu'au Kamtchaka. J'allais juste au Dahomey. En Afrique. Vers d'autres grands-parents, d'autres cousins-cousines, un autre quotidien. Une autre moi. Une autre nationalité. M'imbiber.

Pendant les six années qui allaient suivre, j'allais me métamorphoser, traverser fillette une partie de l'histoire agitée de ce continent à l'indépendance jeune, croiser le chemin d'événements politiques marquants. Et en ressortir presque indemne.


Pendant ces six années, la petite fille de huit ans, avec ses nattes et ses boucles mousseuses, allait grandir, murir à l'ombre des manguiers, apprendre à faire des ricochets dans l'eau et à tuer les margouillats au lance-pierre.

Et à avoir peur.

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17 Comments:

Blogger Anitta said...

Chouette, une nouvelle série... Et je devine qu'elle ne sera pas moins émouvante que les précédentes... Merci, ces souvenirs me touchent. Et vive le Dahomey ;-)

21/1/07 23:05  
Anonymous Anonyme said...

"De la même façon que j'ai passé mon enfance à "justifier" ma mère blanche et pas moi... "

Ce comm. laissé chez moi, il y a qqs temps m'avait interpellé, je voulais te poser des questions et puis je me suis dit, elle va y venir...Papa est donc né au Bénin. Mais alors, le tonton vietnamien, y sort d'où ?

Ben kelle famille....

Nous, on avait une Ami 6 et pour les vacances on partait pas au Dahomey mais en Belgique par contre je chantais aussi....
Moi je faisais Sheila et mon cousin y faisait Ringo....

Merci pour cette jolie tranche de vie, tu raconteras la suite hein ?

22/1/07 07:02  
Anonymous Anonyme said...

Une vie tellement riche que nous partageons avec un immense plaisir tant l'écriture est précise. bonne journée FD.

22/1/07 07:10  
Blogger FD-Labaroline said...

* Anitta, oui, une nouvelle série peut être longue si j'en ai le courage ! Il faudra juste que j'arrive à classer mes billets, histoire que vous vous y retrouviez un peu quand même !

* Bérangère, mon oncle VietNamien est le mari de la soeur de ma mère (tu suis ?!) Et la génération suivante, leurs enfants, s'est également beaucoup mélangée aux quatre coins du globe. Tout a commencé avec mémé Angèle qui a traversé les Alpes à 11 ans...:-)

* Merci Bricol Girl. Je manque parfois de mots pour tout décrire. Quelques billets, c'est finalement bien restrictif et c'est un exercice de tri et de concision pas toujours facile.

22/1/07 08:07  
Anonymous Anonyme said...

c'est encore moi...désolée de déranger mais je pensais à toi en faisant la lessive...ben oui ! en fait tu dois être 'achement belle !

22/1/07 09:47  
Blogger FD-Labaroline said...

Bérangère, ouaip chuis 'achement belle ! Non non tu ne me déranges pas, si c'est pour me dire des trucs comme ça tu peux même me réveiller la nuit :-)

22/1/07 10:05  
Anonymous Anonyme said...

cela me fait penser à mon enfance, partagée entre ma grand-mère ma tante, et mes cousines, les criquets qui se chauffaient sour le soleil ...

22/1/07 10:14  
Anonymous Anonyme said...

Je crois qu'on pense tous à son enfance : Pour moi la garrigue avec ses herbes qui griffent les jambes, mes cousins intrépides et la douceur du soir..
Bon, maintenant soyions sérieux !!FD, la concision c'est bien, c'est formidable, très agréable et même encore mieux à lire : Quand est-il en librairie, ton recueil de nouvelles ?

22/1/07 12:34  
Anonymous Anonyme said...

vite la suite , c'est un tel plaisir de vous lire.très déçue le matin quand il n'y a pas de nouveau billet.à demain j'espère.Sister.

22/1/07 17:36  
Anonymous Anonyme said...

Depuis hier le titre a viré au vert, tu vois je remarque.

23/1/07 08:12  
Blogger FD-Labaroline said...

* Khey, enfance au sud, donc et non pas au Plat Pays ?

* Soeur Anne, si tu veux tu peux imprimer les textes du blog, les agrafer et lire au lit, on fera comme si c'était un vrai livre ! et tu peux demander à tes nains de dessiner une belle couverture, je sais qu'ils dessinent super bien !

* Sister, bonjour ici, beaucoup entendu parler de vous à coté ! revenez souvent,mêem si la parution est irrégulière !

* Bricol Girl, c'était déjà vert depuis le début du billet...

23/1/07 08:35  
Anonymous Anonyme said...

Belle retrospective... belles images mentales. Bravo.

23/1/07 10:22  
Anonymous Anonyme said...

J'ai vraiment hate de lire la suite

jolis souvenirs ... merci de nous les faire partager

Bisous

23/1/07 16:21  
Anonymous Anonyme said...

alors il neigeuh....

23/1/07 19:57  
Anonymous Anonyme said...

Moi j'ai vécu l'ambivalence franco-polonaise. Je me suis longtemps cherchée revandiquant fièrement mes origines. Et puis depuis mon arrivée dans la région qui m'a vu naître je suis plus posée, je cris moins fort ma double appartenance. Je suis devenue moi-même et ça, ça a été un très grand pas.

24/1/07 17:11  
Blogger FD-Labaroline said...

* Perceval, une mémoire selective, ça aide :-)

* Titeknacky, la suite, si je veux, si j'ai le temps, si j'ai le courage ! Mais ouiiii, je rigoooooole !

* Bonhomme, vi vi !

* Le Baudet, accepter les deux, s'accepter comme on est, tout simplement, et prendre le meilleur des deux.

24/1/07 17:33  
Anonymous Anonyme said...

Bérengère, un peu qu'elle est belle ma FD ! Comme un soleil !

24/1/07 18:04  

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