Elena
Elena la douce faisait voler ses mains au dessus de la table. On aurait dit qu’elles volaient mais elles caressaient, s’agitaient, tourbillonnaient, pétrissaient la glaise. Son petit visage de chat était concentré, le regard mobile, les doigts, agiles, longs, secs comme un coup de trique, noueux et diaphanes parfois se fâchaient contre la motte d’argile.
Alors, ils pressaient, pétrissaient plus fort encore, elle soupirait, jurait, défaisait, roulait en boule, roulottait encore sur la table, en faisait un boudin tout en me parlant…Prenait la pâte des deux mains, pressait fort, souriait, posait à nouveau sur la toile cirée à pamplemousses jaunes, souriait encore et repartait. « il faut écouter ses mains, les laisser parler sans leur couper la parole. Si on les laisse faire elles disent de jolies choses ». Tout en me parlant, elle jouait avec la glaise. Elle bavardait, ses yeux bruns tournés vers moi, et ses mains… ses mains avaient leur vie propre. Elles avaient malaxé et malaxé encore, trempées dans le bol d’eau à proximité, étaient revenues, luisantes, caresser la terre et la tordre en tous sens. Du boudin trapu surgissait une tête, puis des jambes. Un tronc. Sans bras. "Je les rajoute à la fin, les bras, ne t'inquiète pas". Et des mains d’Elena s’échappaient de petits personnages longilignes, torturés, difformes, aériens comme un papillon anorexique. Comme elle. Ou presque. Et pendant ce temps nous parlions. Un peu, à voix basse.
Elena ne parlait pas fort, Elena n’aimait pas le bruit. Ni la lumière. Les volets étaient toujours à demi fermés. A demi ouverts, disait-elle.
C’est moi qui traversais la ville pour lui rendre visite. J’aurais aimé, je lui ai proposé maintes fois, la voir en extérieur, donner à notre amitié un tour moins intime parfois. Nous essayer à la foule, au cinéma, boire un verre en terrasse en regardant les passants, les jambes allongées sous la table ronde et le dos calé contre les volutes en fer forgé de la chaise, faire des bulles à la paille dans notre Orangina et nous dire « il n’y pas grand monde en ville cet été hein tu trouves pas ». Prendre le temps de rêver devant les vitrines des magasins et regarder couler l’eau de la fontaine place Grenette « Tu te souviens à la dernière manif ils avaient mis de la mousse dans l’eau ! » L’inviter chez moi, lui présenter des amis…
Mais tout cela n’était pas possible avec Elena, parcequ’Elena ne sortait guère plus de chez elle que pour aller aux cours dont elle ne pouvait se dispenser. Et c’était une telle épreuve qu’il était hors de question qu’elle remette ça pour un prétexte autre que vital. Les rares fois où je la croisais au pied de l'escalier monumental près du grand amphi, «Tu ne veux pas rester on prend un thé à la cafète et après tu rentres c’est pareil de toutes façons t’es déjà dehors…»
Alors c‘est moi qui allais chez elle. A l'arrêt du vieil ascenseur toussotant, sitôt tirée la grille de fer grinçante, sa porte s’ouvrait dans un fracas de verrous qui claquent et sa silhouette frêle apparaissait dans le cadre, en contre-jour. Tu es belle, Elena et tu ne le sais pas, tu ne veux surtout pas le savoir. Mais parfois j'ai peur que tu te brises en miettes menues. J'aurais envie de te gaver comme une oie pour remplir ton corps et faire surgir de plus féminines rondeurs.
- Tu veux du thé ?
Elle versait le thé d’une petite théière à une petite tasse et me regardait le boire. Seule.
- Tu n’en prends pas ?
Non , elle n’en prenait jamais et je le savais, c’était juste pour l’entendre le dire, comme pour lui faire du mal, souligner sa singularité. Parcequ’Elena ne mangeait pas. Ou si peu, juste de quoi faire tenir son corps debout. L’indispensable ration de calories, sans plaisir. C’est juste qu’elle n’avait jamais faim, «même petite je ne mangeais rien», elle n’aimait pas manger, ça ne lui procurait aucun plaisir. On dit souvent que ceux qui n’aiment pas manger n’aiment pas les gens. Pas toujours. Elena aimait les gens, Elena était généreuse avec qui se donnait la peine de l’approcher. Elle aimait les gens à les sculpter à longueur de nuit. Et ses personnages filiformes, son âme, disait-elle, ses danseurs aux bras et jambes démesurés, au visage grimaçant, ces animaux de légende qu’elle sortait de son imagination (Elena, tu as de bien effrayantes pensées), licornes toutes en pattes, femmes allongées au corps tordu comme du vieux bois, elle les alignait, partout où elle pouvait. Sur les tables, sur les étagères de l’appartement , sur le plan de travail de la cuisine, toutes à divers stades de séchage.
- Elena, tu devrais exposer, c’est tellement… émouvant.
- Non, c’est mon âme. Je n’expose pas mon âme, on risquerait de vouloir me l’acheter.
Lorsqu’elle avait mal aux mains d’avoir trop frappé la terre, elle écrivait. Elle écrivait comme elle sculptait. Sous des mots délicats et légers comme ses cheveux, elle racontait des histoires à plomber. Des histoires de garçon boucher un peu simplet amoureux de son métier. Et de la belle Marie. La belle Marie qui lui disait toujours non. Alors le garçon boucher, amoureux de son métier et de la belle Marie a un jour confondu ses deux amours et la belle Marie s’en est allée rejoindre le crochet de métal de la chambre froide. Ainsi, il pourrait à loisir la caresser et lui palper les chairs.
- Tu devrais envoyer aux éditeurs, Elena, c’est tellement…émouvant.
Elle envoyait aux éditeurs, avec un exemplaire qu’elle s’envoyait à elle-même et qu’elle conservait scellé, comme preuve, cachet de la Poste faisant foi.
Pendant plus de deux ans nous avons été amies dans la pénombre, Elena l’Argentine qui rêvait de repartir dans le pays de sa naissance, ou à défaut en Espagne. Et puis ma vie m’a rendue moins disponible, pour elle et pour mes autres ami(e)s.
Quand je me suis mariée, Elena m’a offert une grande boîte à spaghetti. Bizarre, une boîte à spaghetti. Quinze ans plus tard, c’est le seul cadeau de ce mariage qu’il me reste, intact et d’une utilité quotidienne. Et à Elena je penserai aussi longtemps que chez moi nous mangerons des pâtes. Et au-delà.
J’ai essayé de la retrouver. Perdu sa trace, corps et biens.
Elena, la douce…
Alors, ils pressaient, pétrissaient plus fort encore, elle soupirait, jurait, défaisait, roulait en boule, roulottait encore sur la table, en faisait un boudin tout en me parlant…Prenait la pâte des deux mains, pressait fort, souriait, posait à nouveau sur la toile cirée à pamplemousses jaunes, souriait encore et repartait. « il faut écouter ses mains, les laisser parler sans leur couper la parole. Si on les laisse faire elles disent de jolies choses ». Tout en me parlant, elle jouait avec la glaise. Elle bavardait, ses yeux bruns tournés vers moi, et ses mains… ses mains avaient leur vie propre. Elles avaient malaxé et malaxé encore, trempées dans le bol d’eau à proximité, étaient revenues, luisantes, caresser la terre et la tordre en tous sens. Du boudin trapu surgissait une tête, puis des jambes. Un tronc. Sans bras. "Je les rajoute à la fin, les bras, ne t'inquiète pas". Et des mains d’Elena s’échappaient de petits personnages longilignes, torturés, difformes, aériens comme un papillon anorexique. Comme elle. Ou presque. Et pendant ce temps nous parlions. Un peu, à voix basse.
Elena ne parlait pas fort, Elena n’aimait pas le bruit. Ni la lumière. Les volets étaient toujours à demi fermés. A demi ouverts, disait-elle.
C’est moi qui traversais la ville pour lui rendre visite. J’aurais aimé, je lui ai proposé maintes fois, la voir en extérieur, donner à notre amitié un tour moins intime parfois. Nous essayer à la foule, au cinéma, boire un verre en terrasse en regardant les passants, les jambes allongées sous la table ronde et le dos calé contre les volutes en fer forgé de la chaise, faire des bulles à la paille dans notre Orangina et nous dire « il n’y pas grand monde en ville cet été hein tu trouves pas ». Prendre le temps de rêver devant les vitrines des magasins et regarder couler l’eau de la fontaine place Grenette « Tu te souviens à la dernière manif ils avaient mis de la mousse dans l’eau ! » L’inviter chez moi, lui présenter des amis…
Mais tout cela n’était pas possible avec Elena, parcequ’Elena ne sortait guère plus de chez elle que pour aller aux cours dont elle ne pouvait se dispenser. Et c’était une telle épreuve qu’il était hors de question qu’elle remette ça pour un prétexte autre que vital. Les rares fois où je la croisais au pied de l'escalier monumental près du grand amphi, «Tu ne veux pas rester on prend un thé à la cafète et après tu rentres c’est pareil de toutes façons t’es déjà dehors…»
Alors c‘est moi qui allais chez elle. A l'arrêt du vieil ascenseur toussotant, sitôt tirée la grille de fer grinçante, sa porte s’ouvrait dans un fracas de verrous qui claquent et sa silhouette frêle apparaissait dans le cadre, en contre-jour. Tu es belle, Elena et tu ne le sais pas, tu ne veux surtout pas le savoir. Mais parfois j'ai peur que tu te brises en miettes menues. J'aurais envie de te gaver comme une oie pour remplir ton corps et faire surgir de plus féminines rondeurs.
- Tu veux du thé ?
Elle versait le thé d’une petite théière à une petite tasse et me regardait le boire. Seule.
- Tu n’en prends pas ?
Non , elle n’en prenait jamais et je le savais, c’était juste pour l’entendre le dire, comme pour lui faire du mal, souligner sa singularité. Parcequ’Elena ne mangeait pas. Ou si peu, juste de quoi faire tenir son corps debout. L’indispensable ration de calories, sans plaisir. C’est juste qu’elle n’avait jamais faim, «même petite je ne mangeais rien», elle n’aimait pas manger, ça ne lui procurait aucun plaisir. On dit souvent que ceux qui n’aiment pas manger n’aiment pas les gens. Pas toujours. Elena aimait les gens, Elena était généreuse avec qui se donnait la peine de l’approcher. Elle aimait les gens à les sculpter à longueur de nuit. Et ses personnages filiformes, son âme, disait-elle, ses danseurs aux bras et jambes démesurés, au visage grimaçant, ces animaux de légende qu’elle sortait de son imagination (Elena, tu as de bien effrayantes pensées), licornes toutes en pattes, femmes allongées au corps tordu comme du vieux bois, elle les alignait, partout où elle pouvait. Sur les tables, sur les étagères de l’appartement , sur le plan de travail de la cuisine, toutes à divers stades de séchage.
- Elena, tu devrais exposer, c’est tellement… émouvant.
- Non, c’est mon âme. Je n’expose pas mon âme, on risquerait de vouloir me l’acheter.
Lorsqu’elle avait mal aux mains d’avoir trop frappé la terre, elle écrivait. Elle écrivait comme elle sculptait. Sous des mots délicats et légers comme ses cheveux, elle racontait des histoires à plomber. Des histoires de garçon boucher un peu simplet amoureux de son métier. Et de la belle Marie. La belle Marie qui lui disait toujours non. Alors le garçon boucher, amoureux de son métier et de la belle Marie a un jour confondu ses deux amours et la belle Marie s’en est allée rejoindre le crochet de métal de la chambre froide. Ainsi, il pourrait à loisir la caresser et lui palper les chairs.
- Tu devrais envoyer aux éditeurs, Elena, c’est tellement…émouvant.
Elle envoyait aux éditeurs, avec un exemplaire qu’elle s’envoyait à elle-même et qu’elle conservait scellé, comme preuve, cachet de la Poste faisant foi.
Pendant plus de deux ans nous avons été amies dans la pénombre, Elena l’Argentine qui rêvait de repartir dans le pays de sa naissance, ou à défaut en Espagne. Et puis ma vie m’a rendue moins disponible, pour elle et pour mes autres ami(e)s.
Quand je me suis mariée, Elena m’a offert une grande boîte à spaghetti. Bizarre, une boîte à spaghetti. Quinze ans plus tard, c’est le seul cadeau de ce mariage qu’il me reste, intact et d’une utilité quotidienne. Et à Elena je penserai aussi longtemps que chez moi nous mangerons des pâtes. Et au-delà.
J’ai essayé de la retrouver. Perdu sa trace, corps et biens.
Elena, la douce…
Libellés : Je les aime
17 Comments:
C’était une Eléna du milieu de mon enfance.
Une femme lourde et haute qui me prenait sur ses cuisses pour me dire “raconte”.
Une des premières femmes à m’avoir fait parler. Après ce fut plus facile. Mais alors, il fallait dire le lever, l’école, les préaux bruyants et les matchs de foot avec des balles en plastic. Il fallait dire ce que j’apprenais là, ce que j’avais retenu ici. En échange de réponses boudeuses, j’avais droit à des baisers dans le cou. Langoureux et forcément lourds. Et puis, quand le moment était consommé, (comme le train qu’on attend au passage à niveau, qui glisse et qui s’éloigne), elle retournait dans l’atelier, devant sa vieille Singer à pédale, elle surpiquait jusqu’à six heures. Puis, Eléna retrouvait son amoureux, derrière la porte bleue. Un grand, bien plus grand que moi... Un homme... un vieil homme d’au moins trente ans... Je n’ai été jaloux de lui que plus tard, quand Eléna a quitté l’atelier pour vivre avec lui. Je ne sais pas pourquoi, je vous dis tout ceci... Sans doute pour les mêmes raisons qui vous ont poussée à dire de votre côté cela... Superbes instants que vous nous avez livrés ainsi...
Les premiers paragraphes m'ont rappelé " GHOST" sans la musique...A qui sait s'en souvenir, nous avons tous eu une Eléna, dans notre vie. La mienne s'appelait Anne-Marie, c'était mon prof de Philo...Elle a étiré mes idées, mes réflexions, mes émotions...de mes années bouillonantes, elle a sculpté des soirées sans fin où assises sur le balcon, nous dérivions sur la vie, celle qui passe et repasse. Anne-Marie, à sa mort, m'a légué ses cours de Philo, ils me suivent depuis vingt ans et ne loupent aucun déménagement...
Ma patience a été récompensée, Merci FD.
* Bérangère, rapidement en passant : bon voyage ! et superbe héritage.
* Jean-Pol, quel joli souvenir ton Elena a laissé..
Ton Elena m'impressionne et me fait peur.
Etait-elle aussi torturée que ces sculptures ?
Le risque pour toi aurait été de se faire happer par cette spirale...
Personnage fascinant, certes, mais ?
et si tu mettais son vrai nom sur le blog, si tu faisais un vrai avis de recherches
On a tous une Elena dans le coeur... Quelqu'un qui compta, beaucoup, pas mal, intensément peut-être, puis qui compta un peu moins peut-être, plus de tout peut-être aussi pendant un temps, mais qui finit toujours, en définitive, par avoir compté... Aux dernières nouvelles, la mienne vit par chez toi : je me souviens avoir épluché l'annuaire du trois-huit presque du début à la fin :-)
* Macky, elle devait l'être, torturée au fond mais elle n'en laissait rien paraitre, sous des dehors tous doux et si calmes... je n'ai pas été happée, elle n'a pas déposé son mal-être sur moi, pourtant j'aurais tout fait pour la rendre à la lumière...
* Khey, j'ai si peu de lecteurs qu'il y a peu de chances pour qu'elle me lise :-) Si quelqu'un connait une Elena d'environ 40 ans aujourd'hui...
* Anitta, frustrant, je sais... Peut être a-t-elle changé de nom, ou tout simplement pas dans l'annuaire. Tu n'as plus qu'à faire le déplacement jusqu'ici, donc ! si ça se trouve, je l'ai croisée un jour.. comme j'aurais pu te croiser il y a qqs années là-haut, le monde est si petit parfois !
Beau portrait d'Elena qui a fait un passage dans ta vie. On a tous rencontré et perdu de vue quelqu'un que l'on aimerait bien retrouver mais correspondrait-il encore à l'image qu'on s'en est crée ?
Magnifique portrait d'une femme fragile..
Pour la retrouver, ça me parait bien difficile..et cette agoraphobie ne doit pas simplifier les choses...
Peut être a t'elle tout simplement réalisé son rêve, celui de repartir chez elle.
Il est magnifique ce texte ... celà serait bien qu'elle puisse le lire ... un jour
Bonne soirée
Bisous
Peut être a t'elle tout simplement réalisé son rêve, celui de repartir chez elle.
Il est magnifique ce texte ... celà serait bien qu'elle puisse le lire ... un jour
Bonne soirée
Bisous
Es-tu sure que des retrouvailles seraient les bienvenues ?
Je n'en suis pas convaincu. Le temps érode et je ne suis pas persuadé qu'on se reconnaisse comme on s'est quitté.
je prendrai bien un thé alors
* Tanette, c'est vrai que retyrouver les gens 15 ans plus tard peut être un tue-souvenirs ... ça peut abimer le souvenir. Mais ça permet aussi de fermer des portes,de tourner des pages, au lieu de rester sur sa faim...
* Soeur Anne, j'espère qu'elle s'en est sortie, soignée, aimée...
* Titeknacky, si ça se trouve... c'est ce que je lui souhaite. De retrouver l'Argentine de son enfance ,surtout et ça... :-(
* Maky, pourquoi pas ? sait-on jamais ? oui, le temps érode mais...
* Perceval, un petit gâteau de bienvenu avec le thé ? merci de la visite.
Bonnes fêtes ....
gros bisous et à l'année prochaine
Quel personnage de roman, et quels souvenirs elle laisse, imaginait-elle que nous serions là, indicrets et un peu voyeurs?
Joyeux noêl à toi et ta tribu.
De super beaux moments de plaisir à partir de maintenant et tout au long de l'année 2007
Au plaisir de te rencontrer à nouveau.
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