lundi, novembre 27, 2006

R.I.P (3/3)





Elle était sur la terrasse, assise sur le rebord de la jardinière en bois, le nez collé à la montagne toute proche, à regarder flotter les premiers planeurs de la saison. Ils passaient au dessus d’elle en sifflant doucement, à peine un pfffffff discret pour ces grands oiseaux aux plumes de fibres de verre. Elle était au calme, les garçons faisaient la sieste, dans deux semaines elle s’offrait un week-end à Paris. J'en crève de ne pouvoir dormir et me réveiller près de toi, lui avait-il soufflé, un soir, à l'heure où se transforment les citrouilles... C'est trop dur... La version officielle de son escapade amoureuse était tout autre, bien sûr. Ils devaient se retrouver à la gare de Lyon-Part-Dieu. Lorsqu’elle a vu son mari dans l’encadrement de la porte du salon, à la façon dont il se déplaçait lourdement, au regard de noyé qu’il avait, elle a su. Elle a compris. Qu’il savait. Elle avait ôté le mot de passe de sa boite à mels. Elle savait qu’il allait y faire un tour. Elle ne circulait jamais sur sa boite à lui, par respect, parce qu’elle s’en fichait. Mais elle connaissait son bonhomme, elle savait que lui irait regarder par le trou de la serrure. De la même manière qu' il avait l’habitude de farfouiller son sac à main ou d’ouvrir son courrier.

- C’est qui, L ?

En un dixième de seconde elle devait décider de la suite à donner à sa vie. A la vie de ses enfants. A la vie de son mari. A la vie de son amant. Elle disposait du pouvoir de vie ou de mort sur le quotidien de ces êtres. Effrayant. En avait-elle le droit ? Avait-elle le droit de les bousculer tous ? Après tout, peut être pouvait-elle s’accommoder de cette vie-là, superposée. Après tout, peut être que le bonheur en couple est un leurre, un mythe romantique, la grande utopie… Peut être devrait-elle faire un effort, être moins égoïste, le bonheur individuel ne concourt pas forcément au bonheur collectif… Tout ça lui a traversé l’esprit en un éclair. Elle venait de recevoir un mel de L., elle le savait. Elle savait également que ses messages étaient rédigés sans équivoque aucune, qu’il parlait de sa peau, de sa chaleur, du manque terrible d’elle. A sa merci.

- C’est un ami.
Bien piètre réponse dont bien sûr il ne se contenta pas.

- Un ami que t’envoie des mels comme ça ?

- Je ne sais pas, quel mel ? Qu’est-ce qu’il a écrit ? Lâche, lâche et curieuse.

Il lui a jeté sur les genoux une feuille de papier, en haussant la voix. Il criait presque et sa voix montait dans les aigüs.

- Tiens, je l’ai imprimé. Pourquoi il te parle comme ça ? C’est qui ? C’EST QUI ?

Elle a lu la feuille, l’a relu, elle n’a pas pu s’empêcher de sourire, touchée par la caresse et la grâce des mots. Son visage souriait toujours lorsqu’elle a levé les yeux vers son mari. Il n’y avait rien à ajouter. Rien à expliquer. Elle l’a vu tout d’un coup s’effondrer, perdre sa superbe, se dégonfler comme une baudruche d’anniversaire, qui l’instant d’avant tournoyait au dessus d’un goûter d’enfants joyeux et insouciants. Elle l’a vu désarticulé, s’écrouler près d’elle sur le rebord de la jardinière ; il a posé les questions classiques « depuis quand… » « est-ce que vous avez… » « Est-ce que c’est sérieux ? » « Est-ce que tu l’aimes ? »
A toutes ces questions elle aurait aimé lui répondre sans lui faire de mal. Mais ça n’était pas possible.
Puis est arrivée la question ultime et originelle à la fois, la question du désespoir et de l’espoir, celle qu’elle attendait, celle à laquelle elle brûlait de répondre depuis des années. Elle a parlé en le regardant bien en face, sadique, bourreau sans âme. Elle avait en mémoire tous ces jours sombres, ces années à faire semblant, ces années à trop porter toute seule. Trop seule. Alors, d’un coup, la locomotive décrocha ses wagons en pleine ascension. Avec fracas. Elle a ouvert tout grand les mains, a regardé le radeau dériver vers le large et son passager sombrer vers les hauts fonds.

- Parce que je ne t’aime plus.

C’était sorti comme ça, sans peine. La douleur était déjà partie depuis belle lurette. Anesthésiée depuis trop longtemps, elle avait perdu toute empathie envers lui. Asséchée. Elle n’arrivait plus à le ménager. Soeur Compassion ne répondait plus à l’appel.

Elle pensait qu’il la laisserait partir, qu’il respecterait sa décision, en adulte, qu’il la respecterait elle, qu’il l’aimait suffisamment pour cela. Mais elle s’était leurrée, il ne l’avait pas aimé pour elle mais pour lui-même, comme on aime son boulanger ou son boucher, pour les bons produits et les services qu’ils nous rendent. Elle avait ouvert la boite de Pandore, déchaîné l’hydre. Il allait faire exploser sa rancœur, sa rage, sa trahison, son abandon. Pour soulager sa peine, il allait la crier au monde, il allait se tordre, s’emmêler, s’enrouler dans la vengeance. Theatral. S’emmitoufler dans son dépit. Avec l’énergie dévastatrice du félin blessé. Attirer à lui toutes les attentions et toute la compassion du monde, éloigner d’elle la terre entière, la marquer du fer rouge de l’infamie en faisant le tour de son carnet d’adresse et pleurant sa misère.

Ainsi isolée, mise au banc même de sa propre famille, de ses amis, elle serrait les dents, muette à la barre, ne dévoilait rien des déguisements nocturnes de la bête blessée, des travestissements, du fantasme qui virait à la perversion. Elle serrait les dents, elle montait des barricades pour éloigner et protéger les enfants du pugilat, elle baissait la tête sous les accusations, sous les tentatives familiales maladroites.


- Tu n’as pas le droit d’abandonner ta famille pour une histoire de c…

- Reprend tes esprits…

Elle a fait son sac, a loué un studio dans lequel elle venait dormir la nuit lorsque les enfants étaient couchés ; elle était là à leur lever à 7h, au sortir de l’école, aux devoirs, aux douches, au coucher, « non chéri papa et maman vont manger plus tard ». Elle a continué à dire non, non, je ne reviens pas, non c’est fini, c'est trop tard. Non il n’y est pour rien, je ne t’aimais déjà plus avant. Et puis arrête de me suivre, tu es ridicule.
Pour apprendre à dire non, se désintoxiquer de la passivité et du fatalisme, elle s’est fait aider. Tous les mardis soirs elle allait parler beaucoup, pleurer encore plus, se mordre et se pincer les poignets. Regretter, ne pas regretter, tenir bon, apprendre à déculpabiliser, apprendre à vivre, tout simplement. S’écorcher les mains, s’arracher les doigts, se hisser hors du gouffre, se désengluer. Pour elle. Pour ses fils. Elle a parlé de la métamorphose de son mari, pour tenter de comprendre, si elle avait failli, quand et comment. On lui a parlé de «trans-générationnel», de cadavres dans les placards familiaux, «le travestissement ce n’est pas de sa faute, c’est plus fort que lui». Elle a effectivement découvert avec effroi des cadavres dans les placards de famille, des femmes et des épouses soumises aux fantasmes du mari, elle se rebellait, n’acceptait pas ça et pour cela les femmes de sa belle-famille lui en voulaient. Ont bien essayé de lui faire revenir la raison. Par les grands moyens. De force. L’hérétique à brûler. Avec des mots méchants comme des tisons sous les ongles. En vain, « je n’ai fait que traverser la vie de votre fils, je vous le rends, avec ses fardeaux de famille qui ne sont pas les miens. Réparez, c’est à vous ».

Son principal souci était alors de briser la chaîne du père aux fils, de rompre le passage de témoin, « ça ne passera pas par mes poussins, jamais », l’histoire n’est pas écrite, après tout. Sortir de la prédestination, de l’inéluctable. Les ôter de là, les sortir du jeu en ouvrant tout grand les portes de l’armoire. Dépoussiérer. Elle n’est même pas sûre aujourd’hui d’avoir réussi à briser la chaîne… seul leur avenir d’homme adulte lui dira un jour.

Pendant tout ce temps, elle puisait sa force dans les soirées qu'elle passait à la maison aux volets verts. Dans d’autres bras, à se nourrir d’un autre souffle. A construire une nouvelle vie sur des cendres, sur des cadavres encore chauds. Elle était apaisée, forte et calme. Avec lui, c’était mille lunes qui rencontraient mille soleils, elle était bulle qui éclate en poussière d’or . Elle était bulle légère, elle était poussière scintillante, elle était les nuages et le vent, le sable, la terre et l’éternité. Lorsqu’ils se retrouvaient, ils devenaient un, ils se mêlaient, se fondaient, rebondissaient, riaient et grandissaient ensemble. Ils devenaient géants. Elle redécouvrait le plaisir du toucher et de l’odeur, le plaisir de sourire, d’enlacer, de manger, le plaisir de son propre corps que de nouvelles mains défroissaient, patiemment, avec un amour infini …

A présent, elle pouvait affronter l’hydre et ses autres travaux d’Hercule à venir.

Libellés :

17 Comments:

Anonymous Anonyme said...

je t'ai déjà dit ce que je pensais de ton écriture...;-) Great !
Je voudrais revenir sur le fameux " mandat transgénérationnel". OUI nous avons des cadavres dans nos placards que nous refilons ou pas à nos enfants. Nous pouvons stopper la machine et être des adultes éclairés, des parents responsables. C'est le moins que nous puissions faire pour nos enfants qui n'ont rien demander qu'à être heureux. Maintenant que tu as retrouvé le goût des petits matins qui chantent, tu peux être fière même si tout est à recommencer chaque jour, quand on a de bonnes fondations, ça aide !Keep going Girl !

28/11/06 08:49  
Anonymous Anonyme said...

Et bien il n'y a rien à dire...Quel courage et quelle force...

Juste, j'essaie d'en tirer des enseignements pour aider une amie qui part avec son petit garçon parce que décidemment, pour elle aussi, même si ce ne sont pas les mêmes, il y a d'énormes cadavres dans le placard...

28/11/06 09:23  
Blogger Anitta said...

Soufflée je suis. De tenir en tes mots ce petit instant, ces quelques secondes, ce petit instant fragile et ténu, ces quelques secondes comme suspendues du temps où l'on donne soudain un (autre) sens à sa vie. Ou plutôt : où la vie dessine un autre chemin sous nos yeux. J'avais beau me douter d'une certaine forme de conclusion, je refusais de voir la période qui la précédait... Tes mots ont la précision du bistouri d'un chirurgien. Ils incisent la plaie avec précision, sacrément et toujours justes. Merci de ces quelques secondes...

28/11/06 11:02  
Blogger *isadora* said...

:)

28/11/06 11:13  
Anonymous Anonyme said...

encore ;-)

28/11/06 11:35  
Blogger FD-Labaroline said...

* Bérangère, pour ne pas refiler nos cadavres à nos enfants (en décuplé avec le temps, comme les avalanches...) il faut que nous soyions conscients de l'existencede ces cadavres d'une part et du ma lqu'ils peuvent faire d'autre part. ça signifie remettre ses propres parents en question... et ça... :-((

* Soeur Anne, je l'ai déjà dit, il ne s'agit pas de courage mais d'instinct de survie et quand il s'agit de défendre ses enfants on devient louve. Reste aux cotés de ton amie, que jamais elle ne se lasse, se fatigue, baisse les bras, se laisse hypnotiser par le chant des sirènes qui tenteront de la faire revenir sur ses pas. Et dis-lui que les choses s'apaisent avec le temps. Elles ne se résolvent pas, elles s'apaisent juste assez pour qu'on puisse revivre mieux, sans même boiter.

* Anitta, il y a des instants que notre mémoire saisit et qu'elle n'éfface pas, jamais. On a juste parfois du mal à accéder à ces moments-là, à réouvrir la mémoire. Mais une fois que la porte est entre-baillée, et tu le sais, tout est là, tout chaud, c'est de l'écriture automatique.

* Isadora :-*

* Khey, c'est un faux générique de fin...

28/11/06 12:17  
Anonymous Anonyme said...

Ah, j'attendais le 3/3 avec impatience. J'aime de lire et j'aimerais lire qu'Elle a trouvé bonheur et équilibre aujourd'hui. Peut-être que tu confirmeras ça dans un prochain billet.

28/11/06 15:17  
Anonymous Anonyme said...

J'aime TE lire et pas "de lire"
(je devrais me relire, moi) ;o)

28/11/06 15:17  
Anonymous Anonyme said...

Même si je me doutais de la fin certains faits que tu relates sont saisissant.
Il est tellement facile de voir la paille dans l'oeil de son voisin et de ne pas voir la poutre qu'on a dans le sien.
Je ne parviens pas à comprendre comment ton ex mari n'a pas jouer profil bas lors de votre séparation étant donné la situation dans laquelle il se trouvait lui même. Mais peut être s'est il dit que tu rendrais tout public alors voulait il en agissant ainsi t'obliger à rester ? Qui sait ?
Enfin comme tu dis en certain cas on a l'instinct de survie !!
Bises
La Troll Family

28/11/06 19:48  
Anonymous Anonyme said...

Ce n'est que quand il fait nuit que les étoiles brillent.
W. Churchill
J'ajoute qu'il faut juste prendre le temps de les regarder. Parfois, on y trouve la réponse à nos questions...
J'aime bien te lire.

28/11/06 21:27  
Blogger Neurone perdu said...

Merci pour la grâce de ton écriture...

29/11/06 07:21  
Blogger FD-Labaroline said...

* Kamaïa, elle a trouvé autre chose, c'est sûr, mieux, c'est indiscutable !

* La Troll, tout a été rendu public, mais il reste pour tous LA victime éternelle de mon manque de patience et de compréhension ("pauvre homme, il a perdu pieds quand il a appris pour sa femme"... Il voulait me garder, c'est certain, d'ailleurs il m'attend toujours... (brrrr, ça me fait froid dans le dos...)

* DM, j'espère que l'echo n'est pas trop douloureux...

* Rosalie, tout à fait, c'est la nuit qu'on se rapproche le plus des étoiles, d'ailleurs. J'ai trouvé la mienne et je m'y suis posée depuis plus de 4 ans !

* Amadine, de rien... reviens souvent!

29/11/06 07:50  
Anonymous Anonyme said...

Comme quoi l'amour, le vrai, le ressenti, le senti, le vécu ... fait des miracles

29/11/06 17:21  
Blogger Bellzouzou said...

qu'est -ce que j'aimerais savoir écrire comme toi.

29/11/06 21:43  
Blogger Dam said...

c'est beau et terrible à la fois...

1/12/06 07:25  
Anonymous Anonyme said...

Très beau à lire mais sûrement difficile à vivre.

4/12/06 21:24  
Blogger Valérie de Haute Savoie said...

Je suis époustouflée, je découvre ton blog ce soir... je suis époustouflée !

7/10/09 21:24  

Enregistrer un commentaire

<< Home