Doélévi-3
La maison de Grand-Papa
Après la traversée de la ville jusqu’au quartier Zongo, qui deviendra le lieu privilégié de toutes mes vacances pendant six ans, je découvris le «Carré». On appelle ainsi ces lieux de vie qui regroupent plusieurs habitations, plusieurs bâtiments accroupis autour d’une cour commune, et qui rassemblent plusieurs membres de la même famille. Ainsi, le carré de Grand-Papa accueillait les appartements de tonton Richard et de tantie Solange, encore étudiants. De la rue, le carré familial n’offrait au passant qu’un long mur ajouré de claustras beiges et de lourds massifs de bougainvillés. Dissuasive, une rangée de tessons colorés se dressait à son sommet. A son extrémité gauche, un portail de fer plein suggérait l’existence d’un garage, donc d’une voiture, donc d’une famille plus aisée que la moyenne. A l’autre bout, une centaine de mètres plus loin, un portail piéton identique. Une fois passé le petit portail, une courette de sable, en guise d’anti-chambre, accueillait le visiteur et lui offrait l’ombre et les fruits suaves du corossolier.
En face, une allée caressait sur sa droite un bâtiment bas, logements de mon oncle et ma tante ainsi que les pièces réservées à Grand-Maman et la salle à manger commune. Et sur la gauche, le crépi aveugle de la maison principale. Au bout du chemin, la grande cuisine, à demi abritée, ouvrait ses foyers au visiteur tandis que sur sa gauche s’étendait une deuxième cour de sable, la vraie, la grande. La cour de la grande maison, où s’épanouissaient manguiers greffés bas, citronniers et corossoliers. Et quelques poules et canards. Entourée d’hibiscus géants, de bougainvillés et d’agaves piquantes, la maison principale, avec ses persiennes mi-closes et ses hauts plafonds, était fraîche et solennelle comme une église. Là, c'était le salon, les pièces de Grand-Papa et les chambres d’amis. Je n’aimais guère cette grande maison d’apparat, la cuisine était le lieu de vie, mon préféré.
Le premier repas, nous l’avons pris tous ensemble dans la salle à manger, au rythme des visites de voisins qui passaient souhaiter la bienvenue, faire connaissance, se présenter, souvent accompagnés d’enfants timides et curieux. Ce repas devait être l’un des rares que nous prendrons tous ensemble, tonton et tantie présents, arrosé exceptionnellement de Fanta-orange et de Youki-citron tiède. Généralement, les jeunes préféraient dîner dehors avec des amis ou assis sur un petit tabouret dans le giron de la cuisine, avec leur mère et les deux domestiques, Simon et Mariama. Nous aussi, l’envie nous prendra souvent, à ma sœur et à moi, d’aller y prendre nos repas, y rire, y discuter. Au grand dam de Grand-Papa.
C’est par ses cuisines et sa cuisine qu’un pays se découvre, que sa culture se coule en nous.
J’adorais ce lieu où se préparaient les repas, autour des deux foyers à charbon, sous la baguette de Grand-Maman qui menait ses troupes comme un Général conduit ses armées. Imposante stature et voix forte lorsqu’elle les houspillait dans sa langue natale. Simon et Mariama, les deux adolescents «venus du village» courraient, épluchaient, coupaient, taillaient, débitaient les légumes colorés du mieux qu’ils pouvaient, elle se chargeait de mettre en musique, en marmite, goûtait, me faisait goûter, nommait les plats pour moi, les ingrédients, en trois langues. Le gombo, le manioc et l’igname, le piment, la farine de sorgho, de mil, de maïs, l’huile de palme couleur rubis, l’huile de maïs jaune doré, la poudre de crevettes séchées, les arachides sous toutes les formes, les bananes plantain, les feuilles-sauce …
Un matin, Grand-Maman se désolait d’avoir perdu le plus beau de ses canards, dévoré pendant la nuit par «Tout-se-paie 4» (Tousspê, 4è du nom), le terrible chien de garde, volontairement affamé par mon oncle pour le rendre plus méchant. Le jeune Simon était chargé de s’occuper des volailles ; ce jour-là, il tâtera de la chicotte de Grand-Maman pour son malheureux oubli. Cet épisode déclencha chez moi une fascination morbide pour ce chien aux yeux jaunes, qui passait ses journées dans une niche grillagée au fond de la cour, près du mur du garage. Il ne m’en faudra pas plus, quelques mois plus tard, émoustillée par un cousin aussi téméraire, pour nous amuser à rendre fou le pauvre animal en sautant sous son nez devant sa cage et en frappant sur le grillage à coups de bâtons. Et ma sœur de pleurnicher… comme à son habitude.
- Je vais tout diiiire… que vous avez fait exprès, le chien va nous mangeeeer !
Peu de temps après notre arrivée, il se prépara une grande fête. La cuisine était agitée, Grand-Maman s’énervait plus que de coutume, ses jeunes aides semblaient être partout à la fois, Simon ne voulait pas jouer avec moi, Mariama non plus. Au fil de la journée, la maison s’emplissait de nouveaux visages, ma sœur et moi étions bisouillées à tout va par des inconnues aux bras charnus, aux odeurs poudrées et à la peau douce.
- ma fiiiiiiille ! mais comme tu es belle toi, hein ! s’exclamaient-elles en nous claquant un baiser vibrant tandis que nous étouffions entre leur poitrine. Oumpf !
De multiples «tantes» volubiles, cousines, ces familles à rallonges «à l’africaine», des cousins et des oncles moins expansifs. Un tourbillon de couleurs, d’odeurs, d’exclamations, de rires… Pour l’occasion, on nous avait offert, (commandées à l’avance à une couturière qui avait surestimé nos tailles …) à la pleurnicheuse et à moi deux robes en tissu de pagne, à jolies manches ballons et à volants.
- Ce soir on vous fait la présentation aux ancêtres, avait déclaré solennellement Grand-Maman.
Devant mon air interrogateur, elle avait expliqué :
- On va vous présenter aux ancêtres de la famille, ceux qui sont morts, afin qu’ils vous connaissent et vous protègent.
Il n’en fallait pas moins pour terroriser une enfant de huit ans. Ainsi donc on allait déterrer des morts, on allait nous secouer des zombies sous le nez, sortir des trucs des placards peut être (j’ai pensé un instant que si ça se trouvait ils en avaient caché sous mon lit, pour ranger tout ce monde, il leur fallait bien de la place…) C’était hors de question, en aucun cas je ne voulais rencontrer, encore moins bisouiller des générations de morts, fussent-ils mes propres ancêtres… Il a fallu le calme rassurant de ma mère, qui fut tout d’abords secouée de rire, pour apaiser mes craintes.
- C’est la religion de Grand-Maman, ça s’appelle l’animisme*, c’est une religion qui vénère les morts. Et rassure-toi, c’est juste une fête comme ça, les morts vont rester dans leur tombe !
A suivre…
* L'animisme (du latin anima âme) est une croyance ou religion selon laquelle la nature est régie par des âmes ou esprits, analogues à la volonté humaine : les pierres, le vent, les animaux. Il se rencontre surtout chez les sociétés traditionnelles comme en Afrique, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Sibérie ou en Océanie. In Wikipedia
Photos de chez Flickr
Après la traversée de la ville jusqu’au quartier Zongo, qui deviendra le lieu privilégié de toutes mes vacances pendant six ans, je découvris le «Carré». On appelle ainsi ces lieux de vie qui regroupent plusieurs habitations, plusieurs bâtiments accroupis autour d’une cour commune, et qui rassemblent plusieurs membres de la même famille. Ainsi, le carré de Grand-Papa accueillait les appartements de tonton Richard et de tantie Solange, encore étudiants. De la rue, le carré familial n’offrait au passant qu’un long mur ajouré de claustras beiges et de lourds massifs de bougainvillés. Dissuasive, une rangée de tessons colorés se dressait à son sommet. A son extrémité gauche, un portail de fer plein suggérait l’existence d’un garage, donc d’une voiture, donc d’une famille plus aisée que la moyenne. A l’autre bout, une centaine de mètres plus loin, un portail piéton identique. Une fois passé le petit portail, une courette de sable, en guise d’anti-chambre, accueillait le visiteur et lui offrait l’ombre et les fruits suaves du corossolier.
En face, une allée caressait sur sa droite un bâtiment bas, logements de mon oncle et ma tante ainsi que les pièces réservées à Grand-Maman et la salle à manger commune. Et sur la gauche, le crépi aveugle de la maison principale. Au bout du chemin, la grande cuisine, à demi abritée, ouvrait ses foyers au visiteur tandis que sur sa gauche s’étendait une deuxième cour de sable, la vraie, la grande. La cour de la grande maison, où s’épanouissaient manguiers greffés bas, citronniers et corossoliers. Et quelques poules et canards. Entourée d’hibiscus géants, de bougainvillés et d’agaves piquantes, la maison principale, avec ses persiennes mi-closes et ses hauts plafonds, était fraîche et solennelle comme une église. Là, c'était le salon, les pièces de Grand-Papa et les chambres d’amis. Je n’aimais guère cette grande maison d’apparat, la cuisine était le lieu de vie, mon préféré.
Le premier repas, nous l’avons pris tous ensemble dans la salle à manger, au rythme des visites de voisins qui passaient souhaiter la bienvenue, faire connaissance, se présenter, souvent accompagnés d’enfants timides et curieux. Ce repas devait être l’un des rares que nous prendrons tous ensemble, tonton et tantie présents, arrosé exceptionnellement de Fanta-orange et de Youki-citron tiède. Généralement, les jeunes préféraient dîner dehors avec des amis ou assis sur un petit tabouret dans le giron de la cuisine, avec leur mère et les deux domestiques, Simon et Mariama. Nous aussi, l’envie nous prendra souvent, à ma sœur et à moi, d’aller y prendre nos repas, y rire, y discuter. Au grand dam de Grand-Papa.
C’est par ses cuisines et sa cuisine qu’un pays se découvre, que sa culture se coule en nous.
J’adorais ce lieu où se préparaient les repas, autour des deux foyers à charbon, sous la baguette de Grand-Maman qui menait ses troupes comme un Général conduit ses armées. Imposante stature et voix forte lorsqu’elle les houspillait dans sa langue natale. Simon et Mariama, les deux adolescents «venus du village» courraient, épluchaient, coupaient, taillaient, débitaient les légumes colorés du mieux qu’ils pouvaient, elle se chargeait de mettre en musique, en marmite, goûtait, me faisait goûter, nommait les plats pour moi, les ingrédients, en trois langues. Le gombo, le manioc et l’igname, le piment, la farine de sorgho, de mil, de maïs, l’huile de palme couleur rubis, l’huile de maïs jaune doré, la poudre de crevettes séchées, les arachides sous toutes les formes, les bananes plantain, les feuilles-sauce …
Un matin, Grand-Maman se désolait d’avoir perdu le plus beau de ses canards, dévoré pendant la nuit par «Tout-se-paie 4» (Tousspê, 4è du nom), le terrible chien de garde, volontairement affamé par mon oncle pour le rendre plus méchant. Le jeune Simon était chargé de s’occuper des volailles ; ce jour-là, il tâtera de la chicotte de Grand-Maman pour son malheureux oubli. Cet épisode déclencha chez moi une fascination morbide pour ce chien aux yeux jaunes, qui passait ses journées dans une niche grillagée au fond de la cour, près du mur du garage. Il ne m’en faudra pas plus, quelques mois plus tard, émoustillée par un cousin aussi téméraire, pour nous amuser à rendre fou le pauvre animal en sautant sous son nez devant sa cage et en frappant sur le grillage à coups de bâtons. Et ma sœur de pleurnicher… comme à son habitude.
- Je vais tout diiiire… que vous avez fait exprès, le chien va nous mangeeeer !
Peu de temps après notre arrivée, il se prépara une grande fête. La cuisine était agitée, Grand-Maman s’énervait plus que de coutume, ses jeunes aides semblaient être partout à la fois, Simon ne voulait pas jouer avec moi, Mariama non plus. Au fil de la journée, la maison s’emplissait de nouveaux visages, ma sœur et moi étions bisouillées à tout va par des inconnues aux bras charnus, aux odeurs poudrées et à la peau douce.
- ma fiiiiiiille ! mais comme tu es belle toi, hein ! s’exclamaient-elles en nous claquant un baiser vibrant tandis que nous étouffions entre leur poitrine. Oumpf !
De multiples «tantes» volubiles, cousines, ces familles à rallonges «à l’africaine», des cousins et des oncles moins expansifs. Un tourbillon de couleurs, d’odeurs, d’exclamations, de rires… Pour l’occasion, on nous avait offert, (commandées à l’avance à une couturière qui avait surestimé nos tailles …) à la pleurnicheuse et à moi deux robes en tissu de pagne, à jolies manches ballons et à volants.
- Ce soir on vous fait la présentation aux ancêtres, avait déclaré solennellement Grand-Maman.
Devant mon air interrogateur, elle avait expliqué :
- On va vous présenter aux ancêtres de la famille, ceux qui sont morts, afin qu’ils vous connaissent et vous protègent.
Il n’en fallait pas moins pour terroriser une enfant de huit ans. Ainsi donc on allait déterrer des morts, on allait nous secouer des zombies sous le nez, sortir des trucs des placards peut être (j’ai pensé un instant que si ça se trouvait ils en avaient caché sous mon lit, pour ranger tout ce monde, il leur fallait bien de la place…) C’était hors de question, en aucun cas je ne voulais rencontrer, encore moins bisouiller des générations de morts, fussent-ils mes propres ancêtres… Il a fallu le calme rassurant de ma mère, qui fut tout d’abords secouée de rire, pour apaiser mes craintes.
- C’est la religion de Grand-Maman, ça s’appelle l’animisme*, c’est une religion qui vénère les morts. Et rassure-toi, c’est juste une fête comme ça, les morts vont rester dans leur tombe !
A suivre…
* L'animisme (du latin anima âme) est une croyance ou religion selon laquelle la nature est régie par des âmes ou esprits, analogues à la volonté humaine : les pierres, le vent, les animaux. Il se rencontre surtout chez les sociétés traditionnelles comme en Afrique, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Sibérie ou en Océanie. In Wikipedia
Photos de chez Flickr
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17 Comments:
Encore une bien belle note, où les mots glissent et se lisent avec plaisir, on y sentirait presque la chaleur du soleil.
Ton angoisse du culte des morts et ton interprétation, me fait remonter un souvenir.
Toute petite, en cp, je crois, la maîtresse fâchée, m'a dit que j'allais aller au piquet.
Moi je hurlais terrorisée, imaginant qu'on allait m'enfermer dans une pièce, ou on m'enfoncerait sur la tête un casque rempli de pics à l'intérieur.
Bien sûr quand je sus qu'il s'agissait d'aller au coin, j'ai cessé mes sanglots, et plus tard, elle eut beau me gronder, je n'avais plus peur d'elle, ni de son piquet............
je suis née dans le Nord de la France, j'ai vécu aux etats unis et dix ans en asie que j'adore...et ben tu sais quoi ton post me donne des envies d'afrique, tu le crois ça? c'est super, je reviendrai qd j'aurai nourri les monstres...bises
183 kms...ça peut-être jouable...
Je vis au Venezuela et j'ai la chance d'avoir les mêmes odeurs, les mêmes couleurs et les mêmes fleurs...
Mais jamais je ne pourrai le raconter aussi bien.
Merci pour ce beau voyage dans tes souvenirs.
Je vis en Israël et j'ai la chance d'avoir les mêmes odeurs, les mêmes couleurs et les mêmes fleurs...enfin presque!
Mais jamais je ne pourrai le raconter aussi bien.
Merci pour ce beau voyage dans tes souvenirs.
Encore un joli voyage dans le passé.
J'aime me laisser porter par tes souvenirs, c'est vraiment très beau.
Bon et bien ce mercredi est fini.
Comment ça va aujourd'hui ?
gros bisous
Si je pouvais, je fermerais les yeux pour partir dans les bruits, les couleurs et les odeurs...
C'est tellement différent et tellement proche. L'impression d'être assise dans la cuisisne avec toi...
Mais c'est vrai que la présentation aux morts, ça a de quoi faire peur !! (Et pas qu'à une enfant)
Quand à l'animisme, finalement, c'est une croyance écologique, je trouve...en tout cas proche de la nature...
Mais il est où mon commentaire ???
Je disais donc en substance que ce texte était magnifique et que tu écrivais merveilleusement bien
Bisous
* Zaboo, ça me fait bien rire ton histoire, pour le coup la maitresse a du perdre de son autorité sans savoir pourquoi !
* Natduvenez, quelle chance tu as...
* Bé, quelle chance tu as ! (en manque d'inspiration, peut être... ?!)
* Mab, je mets vite les souvenirs en mots tant j'ai peur que ma mémoire me lâche un jour...
* Mlle Maupin, laisse-toi porter.... tu reprendras bien une beignet de banane avec ton Fanta chaud, non ?
* re-Zaboo... pas mieux.
* Soeur Anne, il fait très chaud dans la cuisine, si tu veux tu peux faire comme Grand-maman, juste un pagne noué au dessus de la poitrine et te faire du frais avec un éventail de feuilles de palmier tressées. Et des tongs.
* Tite, ben oui, il débloque souvent blogspot, il interdit même parfois à mon doux de laisser des commentaires, il les lui bouffe automatiquement, tu vois tu n'es pas la seule ! mais pour le joli compliment,chuis touchée...
Je t'enverrai le marchand de sable ce soir.........
bisous
Les couleurs, les odeurs, la température, l'environnement...
Quel bonheur
Mais c'est aussi une époque que tu racontes si bien.
Serait-ce toujours cela ?
Félicitations...(sauf poour ce pauvre chien !)
Mon marchand de sable est-il passé ?
Je te fais de gros bisous...
Allez, demain le week end, envoie moi ton repassage par colissimo...
ps : j'avais un logiciel comme celui dont tu m'avais parlé, "feedemon", mais je l'ai largué, j'aime mieux faire mon tour le matin chez chacun, ça me promène.
C'était celui là, le tien ?
Qu'accoustiquè je !!!
Zaboo est volontaire pour faire du repassage !!!
Va falloir qu'on cause toutes les deux ;o)
tite, et toi tu t'occupes des chaussettes noires ;)
* Zaboo, merci, le marchand de sable était bien passé et il a même déversé le sac tout entier ! Mon truc c'est Netvibes, c'est en ligne, donc rien de particulier à charger.
* Tite, oui, j'ai bien ouïe pareil que toi, je vais pas tarder à lui faire un colis !
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