mercredi, août 30, 2006

Pas ce soir...

Sculpture de Charles Gadenne, le jour.-1991

Elle...
Après qu'elle eut couché les garçons , elle alla s'assoir non loin de lui, sur le seuil de la baie vitrée, les genoux repliés sous le menton, le pull passé par dessus les genoux , et les bras pour ceinturer le tout. Il avait allumé une cigarette et la fumée la dérangeait, alors elle se tenait légèrement écartée. Pourtant, il avait arrêté en même temps qu'elle il y avait plus de 3 ans, avant la naissance du premier ; mais très vite elle avait repéré l'odeur à nouveau. Elle n'avait rien dit, il ne fumait pas devant elle. Puis il a recommencé à fumer à la maison, jamais à l'intérieur toutefois.

-ça va ? Lui demanda-t-il en souriant.
- oui, ça va, elle répondit. Pourquoi ça irait moins bien que d'habitude ? Aucune raison. Aucune raison OBJECTIVE.

Finalement, ils n'étaient restés qu'une année dans la maison aux volets colorés, l'isolement du «petit-pays-aux-petits-esprits» avait eu raison d'elle. L'isolement, le repli sur soi, sur eux-même, l'aboutissement d'un cheminement en décalé, déphasé... Elle avait tout de suite obtenu la mutation demandée et à présent elle voyait la mer tous les jours, elle entendait les mouettes, les sirènes des bateaux et la corne de brume. En sortant du lycée, elle passait juste cinq minutes se ressourcer d'embruns, d'iode fraîche et vent qui pique. Et elle jetait le pain sec aux oiseaux voraces avant de rentrer. Oui, c'était bien mieux ici , dans cette ville du bord de mer, plus portuaire que plaisancière, d'où l'on pouvait voir les côtes anglaises les jours de vue dégagée.


Elle avait découvert la sérénité des balades sur les falaises, le vent violent du Cap Gris-Nez, le bout de la jetée par tempête, les ferries qui font la traversée vers l'Albion, les excursions au marché de Dunkerque avec sa copine-voisine So', écouter siffler les éoliennes de Malo-Les-Bains en mangeant des frittes sauce Andalouse au bout de la digue de mer, passer admirer avant de rentrer chez elles les corps de bronze nus de Charles Gadenne dans les jardins de l'Arsenal à Gravelines ...

Virées régulières entre filles. Elles se retrouvaient elles-mêmes, ni des mères, ni des épouses, justes deux filles qui faisaient du shopping en se goinfrant de cochonneries ! Souvent elles se parlaient de leurs enfants, de leurs époux, de leurs rêves, de leurs désillusions. Comme une consolation, même si ça ne résolvait rien pour aucune. D'ailleurs, demain soir elle irait au ciné avec So'. Elles aimaient les mêmes films, elles y allaient avec avidité, sans l'autorisation de personne, sans même demander à celui qui partageait leur vie s'il désirait venir... Elles avaient la même aspiration, mais pour conjurer le sort elles n'en parlaient jamais. Pourtant, elles ont par la suite suivi un chemin identique.

Elle avait aussi rencontré Ninie, dans le lotissement des maisons aux volets colorés, Ninie qui était venue se présenter à elle un soir, avec ses deux enfants;
- Bonsoir, avait-elle dit. Vous n'avez pas l'air comme les autres du lotissement alors j'avais envie de faire votre connaissance, elle lui avait dit comme ça, tout dré.
Ca l'avait fait rire et elles étaient devenues très amies. Elles s'étaient soutenues dans l'isolement, elles ravitaillaient à la fin de chaque mois en bougonnant les familles voisines sans emploi (même lorsqu'ils avaient du monde à dîner et qu'ils venaient leur emprunter des pommes de terre pour douze personnes...)
Ninie aussi avait vite craqué et elle était partie avec mari et enfants dans une grande maison de pierre deux villages plus loin, plus près de la ville, vers Thérouanne. Ensemble elles avaient balancé du Carmina Burana à fond les enceintes pour faire taire la Céline Dion de la jeune voisine...

Mais ce soir-là, elle ne pensait pas à Ninie, à peine à So'. Elle regardait le pignon de sa maison voisine, celle de So', au bout du jardin. Tiens , c'est drôle, ils n'ont pas crépi jusqu'en haut, se fit-elle la remarque.
- Demain soir je vais au ciné avec So'.
- Bon, OK. Il a répondu. Vous allez voir quoi ?
- Oh, chais pas, un truc avec Harrison Ford je crois.

A la séance de 22h, les enfants seraient déjà couchés.
Il n'avait pas terminé sa cigarette, ils ne se disaient rien d'autre, lui pensait peut être que leur communion se passait de mots, elle se disait que c'était triste de n'avoir rien à lui dire. Parfois ils se racontaient mutuellement leurs journées maintenant qu'il travaillait à nouveau sur Lille, qu'il partait tôt le matin en train pour revenir tard le soir.

Voilà quelques jours qu'elle avait ces brûlures d'estomac, pas tout à fait des brûlures pas tout à fait des nausées... elle voulait exclure la vérité, mais elle savait bien que ce n'était ni une gastro, ni une indigestion. Elle ne ferait pas test tout de suite non plus... garder le doûte juste quelques jours de plus... se faire croire que ce n'est pas ça...
Elle n'était pas inquiète, ni angoissée, ni paniquée. Elle se disait juste qu'elle aurait du être plus consciencieuse avec cette satanée pilule qu'elle oubliait 1 jour sur 2... Mais bon, trois enfants, c'est bien. Elle savait qu'elle aurait autant d'enfants que ce qu'elle était capable d'assumer toute seule. Et trois, elle se sentait. Pas un plus, toutefois.

Même, ça la rassurait un peu, ça lui permettait de repousser l'échéance de la promesse qu'elle s'était faite, deux ans plus tôt. Elle était prête, mais en même temps pas vraiment prête non plus. Elle savait qu'elle était prête parce que ses antennes avaient recommencé à s'agiter... malgré elle. A son corps défendant. Parcequ'une promesse est une promesse, parcequ'elle était de parole, parcequ'elle détestait le mensonge... en temps normal.
Alors pourquoi était-elle aussi émue et troublée par ce collègue, qui avait l'air de bégayer autant qu'elle chaque fois qu'ils se rencontraient ? Pourquoi ? Normalement elle n'aurait pas du. Ses antennes n'auraient pas du fonctionner, ni attrapper un sourire au passage ni même décrypter un regard... Ses rêves n'auraient pas du être incontrôlables... on ne doit pas rêver des mains d'un autre !

Elle savait que ce n'était pas le moment, ni le lieu, à 900 km de tout. Oh, pas pour elle. Lui n'était pas prêt à survivre au naufrage de sa bouée, de son radeau. Pas prêt à nager seul. Elle le savait sujet à de fréquentes dépressions, elle s'était déjà suffisamment abîmée dans le maternage et le soin de blessures dont elle n'était pas responsable. Elle n'aurait pas la force de supporter cette culpabilité-là. Elle savait qu'elle serait bourreau, mais elle attendrait que le temps soit plus clément.
Depuis qu'elle s'était mise en stand-by, qu'elle avait appris à contrôler son image, qu'elle avait appris son rôle et l'art de la parfaite (dis)simulation, elle pouvait rester ainsi encore de nombreuses années, en hibernation affective.

- Tu viens te coucher ? Je monte. Lui dit-il.

- Non, pas tout de suite, encore un truc à finir.

Avec un peu de chance il dormirait quand elle se glisserait sous les draps ; avec un peu de chance elle n'aurait pas besoin de dire

-non, pas ce soir, chuis fatiguée ...

Les matins se suivent et se ressemblent
Quand l'amour fait place au quotidien
On n'était pas fait pour vivre ensemble
Ca ne suffit pas toujours de s'aimer bien
C'est drôle hier on s'ennuyait
C'est à peine si on trouvait
Des mots pour se parler du mauvais temps
Miossec, Salut les amoureux.- Baiser, 1997

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8 Comments:

Blogger Anitta said...

Ainsi donc tu es passée par là... (géographiquement, je veux dire). Si je te dis que mon petit doigt me disait "tiens, tiens..." depuis un petit bout de temps, tu me crois ? Bon, à "900 km de tout", dis donc, tu n'y vas pas avec le dos de la cuillère, toi ! J'en connais qui, à te lire, s'étoufferaient dans leur waterzoï ! Mais bon, là n'est pas l'essentiel, pour moi. Je me laisse happer par tes mots sans en perdre un seul... Allez, ne te sens pas oppressée pour autant : la suite c'est absolument quand tu veux. Bises !

31/8/06 07:32  
Blogger *isadora* said...

Je les vois, le ciel gris et la mer, en te lisant. Comme je sens l'atmosphère autout d'Elle.

(la chanson, Miossec l'a piquée à Joe Dassin, j'aime beaucoup ce qu'il en a fait, autant que l'originale. Je ne serais donc pas la seule fille à écouter Miossec, en se disant "je comprends" et sans déprimer pour autant ?)

31/8/06 09:29  
Blogger FD-Labaroline said...

Anitta : oui oui, j'y suis même restée 4 années et ce qui me manque c'est la mer, la couleur du ciel, les cris des mouettes, enlacer les statues de géantes de Ch. Gadenne et écouter le "fltflt" des éoliennes ! Mais on ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas... Quand je disais "900 km de tout", c'était sous-entendu "de tout ce qui pourrait amortir la chute", bien sûr. Pas 900 km de la vie culturelle, gastronomique, économique... bien entendu !

Isadora : merci pour l'info, je ne savais pas (pas fait attention surle livret du CD)qu'elle était de Dassin. Eh oui, Miossec est la bande son de ma vie ,depuis Boire jusqu'à l'Etreinte... Il est le premier à avoir collé les bons mots à beaucoup de mes états. Un jour, peut être que je lui dirai !

31/8/06 17:11  
Blogger tirui said...

c'est vrai que tes notes c'est des pavés, mais pas indigestes du tout, tu as bcp à raconter et il n'y a pas un mot en trop.
c'est si bien décrit, surtout, ce moment de basculement, le "Ses antennes n'auraient pas du fonctionner, ni attrapper un sourire au passage ni même décrypter un regard... "

31/8/06 22:48  
Blogger FD-Labaroline said...

Merci Tirui. j'essaie pourtant d'être concise et de faire court mais j'ai du mal ! Merci d'avoir la patience de lire ;-)

1/9/06 17:02  
Blogger LiliLajeunebergere said...

Non! pitié! ne fais pas court ni concis! Ca sera pas pareil sinon, j't'assure...

1/9/06 21:48  
Blogger bastien said...

Ca se devore tes paves... Ton histoire, tu la racontes tres bien!

18/5/07 03:09  
Anonymous Anonyme said...

frites ça prend un "t"!!!

11/5/09 16:19  

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