Le cadeau de mariage
Les vacances de Toussaint approchaient, à grands pas attendus. Fatiguée, elle lorgnait sur ces quelques jours comme la petite fille aux allumettes.
- Ah tiens, je t'ai pas dit, mes parents viennent enfin nous voir.
Il avait dit ça comme ça, entre deux portes, et elle était supposée se réjouir de ce que le Comte et sa Comtesse daignassent pousser du carrosse jusqu'à leur humble demeure.
- Ah, ils viennent quand exactement et tu prends donc des jours ? Elle se méfiait, elle connaissait son homme et elle sentait venir le plan "bonne poire"...
- Non, pas besoin que je prenne des jours, tu es là, non ? Je peux pas, j'ai trop de boulot.
Bingo. Riante perspective : beau-papa mange à heures fixes (sinon il s'auto-détruit ? Elle aurait adoré faire l'essai mais affronter un Beau-papa affamé c'était trop fort pour elle) ; Belle-maman est debout aux aurores (et si elle ne veut pas qu'elle lui déplace tous ses meubles pour s'occuper, il va falloir surveiller de très près...) Il faudra donc qu'elle soit sur le pont dès potron-minet, que les repas soient prêts à 12h30 et 19h30 tapantes entrée+plat de légumes+viande+fromage+dessert impératif, qu'elle concocte des ballades touristiques, qu'elle soutienne des conversations stériles, qu'elle matte ses enfants de l'aube au coucher («ces enfants sont un peu mal élevés, sont-ils obligés de courir tout le temps et de crier pour s'exprimer ?», «les enfants bien élevés ne posent pas de questions comme ça», "cet enfant a les mains bien sales"), foin des vautrages larvaires rêvés devant la télé à contrôler toute seule la zapette, il faudra qu'elle brique, qu'elle frotte, qu'elle astique («vous ne craignez pas la poussière, vous, ça se voit... », «ah ? Vous ne lavez pas le sol après le repas ?»).
Elle a juste dit,
- quand même t'es gonflé, on aurait pu en parler ensemble, définir une date et surtout c'est TES parents, tu pourrais prendre des congés pour les voir un peu.
- Toi tu sais mieux que moi recevoir les gens. Je les verrai le soir, ça suffira largement.
Aaaaah, le lâche !! La flagornerie pour pas cher !
Le jour dit, elle s'était tenue propre, elle avait cuisiné, rempli le réfrigérateur de bonnes choses fraîches à préparer longuement, elle était à jour de son repassage , elle avait essayé de briefer ses fils de 4 et 2ans ½
- vous devez vouvoyer vos grands-parents. On ne leur dit pas Tu on leur dit Vous.
- Pourquoiiiiiiiiiii ?
- Parce que, c'est comme ça chez eux, on dit Vous à ses parents dans leur famille.
- Mais pourquoiiiiiiiiiii ? On les connait, on dit vous aux gens qu'on connait pas...
- Oui je sais chéri mais c'est comme ça.
Elle avait du mal à rester objective, elle avait du mal à jouer ce double jeu vis-à-vis de ses propres enfants, défendre des choses auxquelles elle n'adhérait pas. Elle avait l'impression de s'éloigner de plus en plus d'elle-même et mentir ainsi à ses enfants lui faisait mal.
Elle avait été mauvaise langue, elle avait appréhendé la visite alors qu'ils étaient venus avec les meilleures intentions du monde, brandissant le calumet de la paix.
- Nous voulons vous offrir un cadeau de mariage... lui avaient-ils annoncé, la voix pleine de miel. Maintenant que vous ètes mariés depuis huit ans nous pensons que vous allez rester ensemble et nous avons maintenant suffisamment confiance pour vous offrir quelque chose.
(rhâââ, c'est trop d'honneur !)
Elle était abasourdie... elle s'en étouffait intérieurement. De quoi s'étouffait-elle d'ailleurs ? De rire ? D'humiliation ? Elle aurait pu/du leur dire «euh merci c'est gentil mais non, sans façon, bien vrai». Au lieu de ça, elle avait souri niaisement, comme elle savait bien le faire. Ainsi donc ils avaient attendu HUIT années, pour voir quoi ? Si elle tenait le choc ? Si leur héritier ne s'était pas trompé ? Si elle était assez méritante ? Huit années de test ? De bizutage ? Alors ils allaient enfin avoir des relations normales, sereines et simples maintenant qu'elle avait réussi l'examen ?
Las !! Elle s'égarait, elle supputait lorsque sa belle-mère ajouta
- de quoi avez-vous besoin ?
- Oh, de rien, Belle-maman.
Ce qui était vrai. Après 9 ans de vie commune, un couple a-t-il encore besoin de vaisselle ? D'un appareil à raclette peut-être...?! Ou d'un aspirateur de table, sinon.
- J'ai vu que vous n'avez pas de jolie vaisselle, je vais donc vous offrir des verres.
(ah bon... les verres Ikea n'étaient donc pas jolis ? Elle n'avait pas envie de verres en crystal, pour quoi faire ? Avoir à chaque fois la trouille au ventre de les casser en buvant, en les lavant, en les essuyant ? Ça faisait beaucoup de contraintes pour ... )
Belle-maman a continué :
- Vous connaissez les magasins de la ville, vous choisissez.
Ce qui pourrait sembler un rêve pour certaines de ses consoeurs s'avèrait être une torture pour elle : où était le piège ? Car forcément il devait y en avoir un... Non, elle était paranoïaque, du calme ma fille, tu vas faire les magasins, tu te choisis le beau service qui te durera toute ta vie et chaque fois tu repenseras à cette générosité si soudaine et tes yeux bruineront d 'émotion non retenue...
Alors, elles en ont fait des boutiques chics. Elles ont éclusé celles de la ville, puis celles de la ville à coté.
- oh noooon, ne me dites pas que ces verres-là vous plaisent, c'est une plaisanterie !!
Plus passait l'après-midi, plus elle se ratatinait... je ne veux pas de verres, je m'en fiche des verres, je veux du RESPECT ! Plus l'après-midi s'écoulait, moins elle savait ce qui lui aurait plu, comme verres. Mais sa patience restait égale, c'était d'un air égal qu'elle répondait timidement, lorsque la généreuse donatrice tombait en pâmoison devant le service le moins sobre de la boutique,
- Moui... je ne sais pas, je ne crois pas qu'ils iront avec les assiettes/la nappe/les couverts.
(Non ,ce n'était pas un appel du pied au renouvellement intégral de ses services Ikéa)
Pour finalement céder...
- Choisissez donc pour moi, Belle-maman, vous ètes d'un goût plus sûr.
Sous-entendu "que moi pauvre gourde mal dégrossie de nos riantes provinces qui ne sait pas ce qui fait le chic des bonnes maisons".
Car elle aussi savait mettre du miel aux oursins dans ses phrases.
Il n'en fallait pas plus pour plaire à la Comtesse ! Et l'affaire fut pliée en deux temps :
premier temps, j'entre dans la boutique d'un pas déterminé, suivie d'une crevette rabougrie à l'air éffarouché, deuxième temps je jette un oeil connaisseur alentours et je repère LE service à verres qui fera de la crevette rabougrie la reine des hôtesses du Gotha de la Côte d'Opale, la Nadine de Rothschild des bonnes tables calaisiennes.
C'est ainsi qu'elle se retrouva à la tête d'un superbe cheptel de verres à pied en crystal ciselé, du verre à porto au verre à eau en passant par l'inévitable verre à vin, sans oublier la flûte à champagne, de quoi abreuver douze convives sans fauter. Elle aurait préféré mille fois qu'ils participassent financièrement au repas de mariage huit années plus tôt, elle aurait préféré ce canapé en alcantara bleu roi qu'elle avait vu dans ce catalogue, elle aurait préféré des sourires et un peu de chaleur, elle aurait préféré être acceptée dans la famille, pour ce qu'elle était, telle qu'elle était... Mais elle n'avait pas de quoi se plaindre, l'ingrate, elle avait un magnifique service de verres à pied dont le prix était l'équivallent de son loyer et qu'elle ne trouvait même pas à son goût ...
De la confiture aux cochons je vous dis, de la confiture aux cochons !
Et puis les verres, comme les fleurs de la chanson de Jacques Brel, «c'est périssaaaable»... (si si je vous assure, ils se fânent rapidement et disparaissent tous brisés s'ils manquent d'amour !)
Libellés : Elle
9 Comments:
C'est utile, des enfants de 2 ans 1/2 et 4 ans qui courent tout le temps, lorsqu'on a des verres si fragiles qu'on n'aime pas.... non?;-)
LOL, j'ai pensé à la même chose :)
J'ai commencé par croire à un gag, mais alors c'est bien vrai, 8 ans après le beau service de verres à pied, inutile.... !
Liliduciel et Phoebe, y a même pas eu besoin des nains pour les verres, les déménagements successifs s'en sont chargés... trop dommage :-( (hu hu hu !)
Tanette, 8 ans après, je ne te le fais pas dire... peut être un retour de mauvaise conscience, histoire de dire on a fait quelque chose, c'est elle qui n'a pas su apprécier...Y a des gens comme ça.
il n'est jamais trop tard pour bien faire mais là comme çà n'était pas :
" bien faire " ils pouvaient s'abstenir
en fait ils avaient lu en cachette (et honteux) dans "femme actuelle" que pour un couple le cap des 7 ans est le plus dur, c'est pour ça qu'ils avaient attendu les 8 ans. Voila ce qui arrive quand on lit des magazines qui correspondent pas à sa classe sociale.
Depuis ils se sont remis à lire "le figaro madame" et ils se sentent beaucoup mieux. o:-)
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Oui Michel mais il y a un truc qui s'appelle la "pseudo-bonne conscience" et qui est plus fort chez certains que chez d'autres !
Tirui, comme quoi il ne faut pas toujours croire ce qui est écrit dans les magazines !!
L'étouffement était justifiée.
La dame avait du goût et du tact, c'est trop rare pour qu'on oublie de le souligner, quand même ;-)
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