mercredi, octobre 04, 2006

Cahier d’un retour au pays natal

C’est en arrivant à l’entrée du défilé, à la naissance des deux massifs qu’elle connaissait par cœur, qu’elle su qu’elle était chez elle. Elle adorait cet instant, chaque fois que sa vie l’avait portée par delà les montagnes, par delà les frontières, cet instant du trajet où le plat du lyonnais se changeait rapidement en cocon de montagnes rassurant… où la rondeur du Vercors apparaissait sur la droite, dans ce coude qu’effectue le fleuve en fuite vers le sud, faisant écho aux falaises abruptes de la Chartreuse sur la gauche ; revenir ici, au chaud, au creux des roches calcaires, se blottir dans son écrasante immensité. La montagne qui rend humble. C’était à peine le lieu de son enfance, ses racines auraient pu prendre dans d’autres lieux plus chauds, plus propices au développement des belles plantes, plus au sud ; ou alors bien plus au nord encore, dans un rude village du Piémont… Sait-on ce qui nous lie aux lieux ? en dehors de tout sentimentalisme et de tout souvenir personnel. C’était cela, cette sensation qu’elle avait chaque fois d’appartenir à cet endroit. A mesure que la voiture glissait sur l’autoroute, qu'elle se coulait dans le couloir rocheux, sur cette portion précise où le ruban d’asphalte amorce une descente sur la ville au loin, elle avait le cœur qui ralentissait enfin ; comme la Petite Sirène au fond de l'océan ; son sang circulait mieux, elle respirait plus aisément et surtout, elle allait y puiser la force nécessaire pour être elle-même. Là, chez elle, dans son élément, sa survie ne nécessiterait aucune dépense d’énergie supplémentaire ; elle disposerait enfin de toutes ses forces pour sortir du marécage.

Il avait obtenu par hasard et par le biais d’un ami un poste d’encadrement dans une PME locale. Elle était tellement contente qu’elle l’avait laissé partir tout seul, ne rentrer qu’un week-end sur deux ; elle avait retroussé ses manches en souriant, continué son année scolaire en demandant une mutation (mais les Dieux ministériels ne partageaient pas son enthousiasme…), s’était occupé d’un déménagement, d’une recherche de logement à distance tout en respirant les dernières éffluves des embruns de la Côte d’Opale.

Après des mois de cette vie en apnée, emmitouflée dans son quotidien de maman solo, à câliner ses poussins, à s’organiser comme bon lui semblait sans justifications ni explications, elle s’était rendue compte, honteusement , qu’à la joie du retour s’ajoutait la joie de la vie solo… Il lui arrivait de ressentir du plaisir (et du soulagement…) à ces séparations sur un quai de gare le dimanche soir, de l’appréhension aux retrouvailles le vendredi soir, chacun venant bousculer l’ordre de l’autre… Elle était devenue plus confiante et capable de voltiger seule.

C’est pour cela qu’à l’approche de Grenoble, elle se sentait déterminée, même si elle ne reverrait plus de si tôt les vagues grises de la plage, si elle n’entendrait plus la corne de brume meugler le matin et si les lumières de Douvres ne lui cligneraient plus de l’œil le soir par delà la Manche.

Elle avait conduit toute la nuit, ou presque, ne s’octroyant que de très rares pauses, suivie de ses canetons dandinants de fatigue jusqu’à ces providentielles machines à boissons chaudes, qui ponctuent notre beau réseau routier tous les vingt kilomètres. Quelques dix cafés-longs-sucrés plus tard, elle passait la barrière de péage, le coffre chargé, la banquette arrière pleine de réhausseurs occupés, de paquets et divers sacs entassés à leurs pieds. Elle prit la bretelle de droite, celle qui mène au centre ville. Il lui plaisait de voir la ville de près, de s’y plonger tout de suite, d’en admirer chaque façade, chaque croisement , respirer cet air familier et nager parmi les siens, au milieu du banc ami. A cette heure avancée de la nuit, si elle avait été raisonnable elle aurait pris la voie de contournement qui la menait directement chez ses parents, directement dans cet appartement qui avait vu éclater ses crises d’adolescente ; elle aurait pu y être en même pas dix minutes… Elle prit le chemin le plus long… après tout, elle n’en était plus à 5 mn près. Elle aurait aussi pu prendre la plus grande avenue, celle qui étend ses 12 kilomètres tirés au cordeau d’un bout à l’autre de la ville. Mais non, elle n’était ni raisonnable ni particulièrement consciente de la fatigue. Lorsqu’elle traversa le fleuve qui accueille le voyageur à l’entrée de la ville, elle prit légèrement sur la gauche, à travers les platanes. Elle passa devant ce qui était le siège du journal où elle fit ses premières armes dans la presse, où à l’époque elle s’immobilisait devant un certain jeune maquettiste… Une autre elle-même qu’elle était bien décidée à faire ressurgir. Les rues étaient désertes mais la ville muette étincellait de la lumière des sémaphores colorés, qui passaient tous au vert à son approche, comme pour lui souhaiter la bienvenue ; même la fontaine ronde de l’avenue Alsace-Lorraine bruissait encore… Petit à petit elle se laissait envahir par la ville, dont elle avait l’impression de perturber le repos ; sans s’en rendre compte elle avait ralenti, pour un peu elle se serait arrêtée pour s'allonger contre le bitume chauffé par le soleil de la journée. Sa vitre était ouverte, elle laissait pendre son bras gauche le long de la tôle de la portière et elle humait l’air… cet air pollué de cité confinée, cet air chaud qui sent la poussière, le gaz d’échappement, le goudron chaud, qui transporte parfois de façon fugace une odeur fleurie de spirée… cet air citadin qui, à la longue, vous râpe la gorge et vous pique les yeux, faisant s’enfuir tous les grenoblois motorisés vers les vertes hauteurs.
A droite, près du café des bikers, la piscine… celle-là même où sa mère, trente ans plus tôt, lui avait dit «ne fais pas pipi dans l’eau sinon tu auras ton maillot de bain tout bleu». A gauche, le bâtiment austère d’un lycée huppé, type caserne militaire… Un peu plus loin, même l’un des très rares endroits de la ville où il était possible de se procurer des cigarettes passé 19h avait tiré son rideau … pas un chat, à peine quelques rares mulots nocturnes, comme elle.

Ses tours de roues la portèrent ensuite devant son ancien lycée, lui rappelant en passant cette époque où ils arboraient tous le badge rouge de Solidarnosc, où ils étaient plein de cet espoir porté par les socialistes fraîchement élus, l’époque où de britanniques chevelus du nom de Cure faisaient des émules, que l’on appelait déjà «les corbeaux»… En traversant la ville de cette façon elle était passée devant tous les lieux qui avaient imprimé sa courte vie, du lycée à la pédagogie «expérimentale» (dont l’expérience a nourrit ce qu’est le lycée d’aujourd’hui…) au Conservatoire de musique, qui abritait également le Conservatoire d’Art dramatique et, en un temps, ses petits pas éphémères d'apprentie- comédienne, accompagnée à l’époque d’un camarade qui aujourd’hui orne les affiches d’un film plus politique qu'humoristique …

En remontant le temps, elle était arrivée sur le parking de ses parents. Il ne lui restait plus qu’à faire résonner l’interphone de l’appartement et enlever doucement ses chérubins endormis. Il ne lui restait plus qu’à…

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'oeil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs.
Aimé Césaire, extrait de Cahiers d'un retour au pays natal.

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14 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Quel talent tu as !

J'ai adoré te lire. J'ai soupiré d'aise en arrivant en ville avec toi.

Et Dieu sait que moi qui suis du Nord, j'ai été heureuse de partir d'un morceau de Côte d'Opale peu sympathique où j'ai passé les pires années de ma vie !!

4/10/06 12:43  
Anonymous Anonyme said...

Quel beau texte !
Et moi aussi je l'aime cette descente sur l'autoroute, vers la ville encore au loin, avec le passage sur ce pont un peu étroit...

4/10/06 21:40  
Blogger *isadora* said...

Je n'ai pas tout lu (pas le temps au travail), juste l'arrivée à Grenoble. Qui me ramène à mon enfance aussi...
Alors je lis tout ce soir à la maison, et je te dis merci pour ce morceau de madeleine matinale :)

5/10/06 08:52  
Blogger Anitta said...

Je suis sonnée. Happée par ta descente vertigineuse le long de l'autoroute (partir sans se retourner, tout de même... les éoliennes d'min coin ne te disent pas merci !), bouleversée par les retrouvailles de la ville endormie, subjuguée par les pensées qui se font nôtres d'être tiennes... Et en attente, comme toi, sur un parking désert et les valises à descendre. Jusqu'à quand ? Merci. De ce voyage et cette émotion.

5/10/06 16:48  
Blogger bricol-girl said...

Un lien entre le mariage réussi précédent et l'arrivée avec les enfants sur le parking. Un vrai plaisir matinal de te lire.

5/10/06 18:26  
Blogger FD-Labaroline said...

* Soeur Anne, non, la Côte d'Opale ne te laisse pas QUE des mauvais souvenirs, quand même...

* bienvenue Marmotte-voisine ! Comment ça va chez toi ?

* Isadora, prend ton temps, le texte est là et ne bougera pas !

* Ah, Anitta, je sentais bien à ce moment-là que je n'étais pas seule ,qu'il y avait comme une présence amie invisible... tu sais donc te transformer ?!

* DM, si ça se trouve même on se connait ! ou plutôt on se serait connues, rencontrées, croisées certainement ! Grenoble est en fait un tout petit monde... et si "on" trouve les Dôphinôa peu chaleureux, c'est que "on" n'est pas allé en Savoie...là c'est ôt'choooz'hein !

Bricol'girl, comme quoi, on peut avoir une belle cérémonie de mariage et avoir des années de couple toutes creuses derrière...;-(

6/10/06 08:09  
Blogger FD-Labaroline said...

DM, jeunotte : EM : 81-83, Conservatoire, là par contre on a du se croiser, 86-89. Et puis après ma promo est passée "pro" et moi je suis retournée me concentrer sur mes "vraies" études (parceque le théatre, bien sûr, ce n'est pas un "vrai" métier !)
C'est drôle, on se croirait sur Copainsdavant ;-D
Bah, tu bosses pas ce matin ?

6/10/06 09:45  
Anonymous Anonyme said...

moi c'est plutôt quand je vois les falaises de Douvres que je respire.
pourtant je n'en suis pas trés loin
mais même dans sa propre région on peut être un immigré!!

6/10/06 18:16  
Blogger tanette said...

Quel beau récit, plein de talent, d'émotions de vérité. Bon retour dans cette ville que je ne connais pas.

7/10/06 13:36  
Blogger bricol-girl said...

Je viens d'entr' ouvrir les archives, je me sens un peu indiscrète, je ne comprends pas trés bien tout ce qui n'est pas dit mais les textes m'emportent.

10/10/06 15:11  
Blogger FD-Labaroline said...

* Non, non, Bricol'Girl, aucune indiscretion, c'est là pour ça ! ELLE, c'est moi dans une autre vie un peu glauque, ça n'est plus un secret. Et puis entre deux textes d'ELLE j'y mets des histoires de la moi d'aujourd'hui, des bouts de mon quotidien actuel. Déroutant ? Mais c'est fait exprès, ma vie n'a pas été linéaire, pas facile même pour moi de prendre un fil et de le dérouler jusqu'à son bout, sans m'entre-mêler d'autres histoires...

* merci Tanette, peut être que cela te donnera l'envie de venir par ici... et d'y prendre quelques superbes photos.

* Bienvenue, "Utilisateur Anomyne" Pasdecalaisien, et reviens me voir !

*DM, je me doutais un peu que tu étais au collège Ch. M. ! moi c'était l'Experimental, au milieu du parc dans ce qui s'appelait Villeneuve (et qui n'était pas ce que c'est aujourd'hui !) mais j'habitais entre nos deux collèges... allez, cherche encore t'es pas loin !

10/10/06 15:41  
Blogger Dam said...

je connais bien cette vallée, Moirans, ST Jean de Moirans, Charnècle, Voiron, et la chartreuse, St Pierre et le vercors. Vous en avez de la chance....9a doit vous changer de la côte d'opale, elle ne vous manque pas un peu ?

10/10/06 20:53  
Blogger bricol-girl said...

Je venais aux nouvelles. Bonne soirée.

11/10/06 18:36  
Blogger FD-Labaroline said...

* Bricol', les nouvelles sont bonnes, ça vient !

* Dam, si, la Côte d'Opale me manque parfois, la mer grise, la vue du Cap Blanc-Nez, le vent qui fouette, le bout de la jetée du port par mauvais temps, regarder partir les ferries ET manger des frittes sauce Andalouse (ici, y a pas moyen de trouver d'aussi bonnes frittes, il n'y a que des camions de pizza, pas glop !)

* DM: yeeeesss ! "Les hauts du Parc" jusqu'à mon 1er studio toute seule en 90! ah, trop fort, trooooop fort, Grenoble est tout petit, c'est ce que je disais. Mais hélas, ce quartier n'est plus du tout ce qu'il était "de not' temps"...aaaaah, ça fait drôôôle...

12/10/06 07:56  

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