mardi, octobre 24, 2006

Marcher dans le sable (2/3)



Ce samedi-là , elle l’attendait de longue date. C’était la soirée offerte par l’entreprise de son mari, restaurant gastronomique, soirée prolongée dans un lieu musical feutré, after hours. En général peu adepte de ces exhibitions d’épouses, de voitures, de beaux atours, de tours de roues de paon et de fausse décontraction, dans une ambiance faussement exempte de barrière hiérarchique, cette fois-ci faisait exception.
Elle aimait y retrouver Sandrine, une autre «épouse», elle aimait également discuter avec P., le patron de son mari, né le même mois qu'elle, entre autres affinités, et avec qui elle avait tout de suite eu un contact amical. P. était, ces soirs-là, un hôte parfait, allant de l’un à l’autre de ses collaborateurs, avec un mot pour chaque épouse, se souvenant des enfants de chacun. Leurs regards se croisaient fréquemment, leurs yeux se souriaient. Il finissait toujours par s’asseoir près d’elle, avec deux verres. Ils se mettaient dans une bulle rien qu'à eux et parlaient de philosophes, de sociologie, de littérature, de leur vision des choses. Leur conversation commençait toujours par un vrai "Comment ça va ?" inquisiteur. Qui fouille l'âme de l'autre. Pas une question polie de réthorique, une vraie question , demandée du fond du coeur : "au fond de toi, comment vas-tu ?" Et ils papottaient, comme deux étudiants en fin de soirée.
Et toujours, même si elle n’en voulait pas, il lui parlait de son mari. Comme un alibi à leur intimité. Il se faisait du souci pour son cadre… T. n’avait plus le goût à son travail, il laissait des affaires importantes sans suite… des clients mécontents… des erreurs de débutant dans l'établissement des devis. Peut être était-il fatigué, peut être avait-il besoin de repos. Elle ne savait jamais quoi dire, voilà qui plombait une jolie connivence, une conversation où, pour une fois, elle n’était pas l’épouse de… mais elle-même. Et c’était ça, son problème au fond, elle répugnait de plus en plus à être assimilée à lui. "Son épouse ", qui signifiait implicitement qu’elle cautionnait tout ce qu’il était, qu’elle cautionnait ses fanfaronnades en public, qu’elle cautionnait ses déclarations farfelues après quelques verres de bon vin. Or, non, ça n’était pas le cas du tout. De plus en plus elle se tenait éloignée physiquement de lui en public. De plus en plus, elle se surprenait à rouler des yeux et secouer la tête à certaines de ses déclarations, de plus en plus elle se disait que dans un couple comme elle le rêvait, on devrait mutuellement être fier l'un de l’autre. Que ça n'était pas le cas présent. Souvent, elle se ratatinait dans un coin, se faisait petite aplatie contre le mur, se désolant des fariboles de son mari.

- Que se passe-t-il ? Il n’est plus dans le coup du tout, il vous en a parlé ? je ne sais plus comment le prendre, j’ai été obligé de lui envoyer un avertissement par lettre recommandée, l’entretien n’avait rien changé. C'est grave. Et puis ses collègues commencent à parler, il est en train de perdre la confiance de son équipe, ils ne veulent plus le couvrir.

Elle apprenait ainsi qu’il n’était plus le même à son travail non plus, qu’il était en équilibre sur le fil ténu de la confiance de son employeur… qu’il ne jouait pas le jeu, que son attitude pouvait porter préjudice… Mais qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Pas plus que P. elle n’avait de prise sur son mari. Elle regardait P. d’un air désolé… Elle comprenait, oui oui, elle comprenait ses interrogations et son inquiétude mais, elle-même était désemparée.
- non non , tout va bien à la maison, mais il doit être fatigué… Mentait-elle. Elle n'oubliait pas qu'elle parlait à l'employeur de son mari. S'il c'était agit d'un simple ami, elle aurai pu lui dire "je crois qu'il débloque. Aide-moi, s'il te plait".

- J’espère vraiment qu’il ne s’agit que de ça, je n’arrive plus à lui parler comme avant.

Etait-ce parce qu’ils avaient un ami commun ? Etait-ce parce qu’ils avaient tous les deux ces échanges amicaux informels à la limite du convenable (frustrant parfois de devoir renoncer à certaines amitiés prometteuses, des connexions auxquelles il faut faire la sourde oreille parce que les circonstances ne s’y prêtent pas, embryons que la vie laisse en chantier), était-ce parce qu’il était sincèrement perplexe devant les changements intervenus chez son cadre habituellement de confiance, était-ce parce que, sentimental, il mêlait business et affectif ? Elle ne voulait pas entrer dans ce jeu mais elle lui promit de garder l’œil ouvert, d’essayer de remettre à flot son cadre à la dérive.

A la dérive, justement. Elle était fatiguée de garder les poings serrés, cramponnés au devoir. Elle n’avait plus la force de porter tout ça, de porter à bout de bras l’image de la famille idéale. Même si elle le faisait très bien , puisque depuis des années et pendant quelques mois encore personne ne se doutait de rien, personne ne voyait apparaître la fissure, devenue crevasse puis dérive des continents par la suite. Personne, pas même le principal protagoniste. Juste elle. Qui ne sentait plus rien qu’une grande lassitude. Qu’un immense désintérêt de tout. Alors, pour une fois, elle allait desserrer les poings, ouvrir ses paumes et lâcher ses doigts, doucement, lentement. Lâcher la corde qui les retenait, laisser du mou à leur couple. Comme au Mikado, ôter les deux premières baguettes en retenant son souffle, et voir ce qu’il advenait du reste de l'édifice, de son mari. Hologramme fantasmé ou réalité vraie qui tient debout toute seule ? Comme elle le pressentait, était-ce elle seule qui le maintenant dans les limites du raisonnable, debout dans la vie ? Qui l’empêchait de sombrer dans… dans quoi au juste ? Comment nommer ce décalage au monde réel ?

Plus tard, elle apprendra le nom de cette maladie mentale, dont les proches ne peuvent sortir indemnes. Maniaco-dépressif. Avec dégâts collatéraux. Il devenait urgent d’ouvrir les mains, de laisser s’échapper, dériver le radeau tout seul vers le large. Laisser tomber, observer la chute, espérer le soubressaut, le battement d'ailes qui évitera l'écrasement ; le reveil du moussaillon qui éviterait le naufrage. Mais elle avait décidé que tout cela ne la concernait plus.

à suivre...

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3 Comments:

Blogger bricol-girl said...

Sauve qui peut!!!et si j'ai bien suivi tu t'es sauvée. pas trop de dégats chez les enfants?

24/10/06 16:12  
Anonymous Anonyme said...

Ce texte est vraiment très bien écrit, très prenant ... on partage cette soirée avec "elle", on ressent son mal être face au comportement de son mari, aux remarques faites par son patron, on devine une attitude impassible "extérieurement" mais il y a un tel bouillonnement à l'intérieur.

J'aime beaucoup cette dualité, j'attends la suite et fin avec une certaine impatience je te l'avoue

Bonne soirée a bientôt

24/10/06 16:44  
Blogger Anitta said...

C'est fort. On est dedans. Avec toi. On ferme les yeux. Avec toi. On serre les poings. Avec toi.

Déjà plus qu'un ?

24/10/06 18:57  

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