Esprit de Décembre

L’autoroute scintille dans le rayon de mes phares et je ralentis, en levant le pied, doucement sans freiner… Entre la glissière métallique et la colonne de camions qui regagnent l’Italie, siglés «autotrasporti» sur leur flanc, j’essaie de rester concentrée. Malgré le manque de sommeil accumulé depuis plusieurs jours… plusieurs semaines . Je garde les yeux grands ouverts et le pied léger en pensant à ceux qui comptent sur moi de ci, de là, devant et derrière moi.
Le massif des Bauges à ma gauche a la tête dans les nuages. Demain, la station du Margériaz fera glisser ses premiers remonte-pentes de la saison et le snow park crissera sous les planches de surf. Dans le cocon douillet du véhicule, je regarde la silhouette sombre des massifs qui nous entourent. Leur gigantesque masse noire se découpe dans la nuit qui se désagrège. Au détour du massif des Hurtières jaillissent les violents projecteurs de la maison d’arrêt. Elle dresse ses hauts murs barbelés au milieu de nulle part, une île de lumière lovée dans un coude de l’autoroute. Le tableau de bord indique à présent –6° et la température baissera à mesure que je m’enfoncerai dans la vallée et que le soleil se lèvera sur les crêtes. Je ralentis encore… le bleu de la nuit fait place à une lueur blanchâtre et poisseuse qui raccourcit la portée des phares. Devant moi, l’asphalte scintille de plus belle. Le paysage devient surréaliste, j’avance à l’aveuglette, à tâtons de roues. La musique accompagne toujours mes trajets. Encore une fois, la voix d'Antony and The Johnsons déchire le nuage qui s’est endormi sur la route. Dans la lumière des phares dansent de petites âmes blanches, elles tourbillonnent, légères comme des flocons. La lumière blanchit, le jour pénètre la vallée, rase en rose les sentinelles de granit. Le lever du soleil sur la montagne est trompeur ; il caresse le pic du Cheval Noir, on s’attend à l’y voir apparaître mais, facétieux, c’est du massif d’en face que le disque surgit.

Le petit matin est saisissant . La bretelle de sortie de l’autoroute brille des mille feux de la Reine des neige. Je freine par à-coups secs et rapides, pour voir. Crrrr crrrrr... En lâchant le volant. Pour voir. Puis je donne un coup vif sur la pédale de l’accélérateur. Juste pour vérifier jusqu'à quel point cela patine. En réponse, je sens les roues qui tentent de s’échapper, comme dotées d’une vie propre. Je reprends le contrôle lentement et je laisse les roues, dociles, reprendre d’elles-mêmes la bonne trajectoire.
Sur parking, les voitures qui ont passé la nuit ressemblent à de gros bonbons givrés. A présent, dans ce petit village qui grimpe vers le col de la Madeleine, le thermomètre affiche –8°. Je vais rejoindre la poignée d’élèves tout excités à quelques heures des vacances. Nos internes s’en iront enfin rejoindre leurs parents saisonniers en stations, ils vont tous à nouveau pouvoir chausser skis et snowboard, eux qui sont nés les deux pieds dans la poudreuse, un bâton dans chaque main et un mousqueton à la ceinture, pour escalader les parois l’été. Je vais retrouver pour la dernière fois de l’année le fougueux et perturbateur R., dont on s’est dit qu’il valait mieux que nous le gérions entre nous sans prévenir les parents. Parce que la dernière fois que son père a été convoqué, il a giflé son fils à lui en dévisser la tête. Devant le professeur principal.
Y a des claques qui se perdent, tandis que d’autres sont de trop.
Et moi je suis fatiguée. Fatiguée. Fatiguée.
Fatiguée.
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