jeudi, octobre 26, 2006

Parenthèse

Je réponds aux commentaires des messages précédents sous la forme d'un billet, ça m'est plus commode. D'abords, merci. Merci. Merci. D'avoir lu. D'avoir compris.

Je pensais, oui, que l'écriture pouvait être libératrice. Mais elle demande de replonger profond, dans des abysses que l'on avait pris soin d'éviter ces dernières années. La chambre de Barbe Bleue. Je pensais avoir digéré. Mais ça n'est pas le cas. ça ne sera jamais digéré, intégré, accepté, clos. D'ailleurs, je me relis à peine, d'où les fautes qui y sont laissées. Le texte est jeté, brut de décoffrage ou presque. Désolée, je n'y mets pas de fioritures, le bouquet n'est pas emballé.

De nombreuses choses se mêlent dans cette histoire, comment l'amour s'en va-t-il ? Comment et à quel instant précis (si instant précis il y a ) désaime-t-on l'autre ? Comment peut-on être aveugle au point de ne voir que ce que l'on veut voir ? En treize ans de vie commune, personne n'a cru que je n'avais rien vu, rien repéré. Mais quand on a confiance, il n'y a pas de raison d'être sur ses gardes. Pas de raison de se méfier de ce qu'on ne connait même pas...
Et même quand on découvre, on ne peut pas changer les gens. On a tord de se croire plus fort, ce n'est que vanité et orgueil. Oui, je me suis sauvée, pas de la façon la plus admirable et la plus honnête qui soit (à trahison, trahison et demie...), mais parfois la fin justifie le moyen. Et je ne regrette pas. Il ne se passe pas un seul jour sans que je ne me félicite d'avoir saisi la main qui se présentait à moi, d'avoir sauté du train en marche quitte à passer sous les roues...

Comment s'en sortent les garçons ? Comment un petit garçon peut-il construire son identité sexuelle lorsqu'il découvre que son papa voudrait être une maman, que son papa change de prénom, que son papa a des seins qui poussent... Comment peut on laisser croire à un enfant qu'il suffit, par la force de la volonté, qu'on peut changer le cours de la nature, devenir oiseau si l'on a envie, ou poisson ou caillou ou arbre... "Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place", m'a t-on seriné quand j'étais enfant... "non poussin, ton kiki ne va pas tomber", "non poussin, tu continueras à l'appeler papa, il est ton papa, pas ta maman". Je passe sur la honte des enfants à l'école, en ville, au supermarché... je passe sur les longs mois de suivi et de soutien psychologiques pour eux... Deux sur les trois s'en sortent indemnes ; la lutte continue pour Zébulon-fend-la-bise... un beau gâchis, des noeuds à défaire dont personne ne trouve le bout du fil. Mais nous ne désespérons pas.

Et déculpabiliser. Tenter, du moins. Eviter de se reprocher d'avoir donné ce père-là à ses enfants... je leur demande pardon souvent, en silence, seule dans ma tête, lorsque je les sens aller mal. Toute ma vie je leur demanderai pardon. Même si de temps en temps ils me disent encore "mais c'est pas de ta faute si papa est comme ça, pourquoi tu pleures ?"

Aujourd'hui nous allons de l'avant, notre route est belle et bordée de gens formidables qui font notre quotidien. Même si notre sac est rempli de cailloux, on nous aide à les porter.

Je raconterai l'épilogue plus tard, le désengluement, la sortie du marécage; d'aucun prennent ça pour LA trahison suprême, l'inexcusable. Encore aujourd'hui. Tant pis pour eux, l'essentiel est
de
Rester en vie
Ce n'est que du music-hall
Un spectacle hors de prix
Une grande foire agricole
Rester en vie
Et devenir luciole
Se tourner vers la lumière
Et n'être plus que tournesol
N'être plus que tournesol
Rester en vie, rester en vie
Rester en vie
Même à dix mètres du sol
Essayer toutes les conneries
Sans s'en tenir au protocole
Faut-il prendre le maquis
Ou imploser en plein vol ?

Christophe Miossec, Rester en vie, in 1964.

PS : pour raisons techniques, je serai privée d'internet quelques jours ... mais please, hold the line !

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mercredi, octobre 25, 2006

Marcher dans le sable (3/3)

De son coté à lui tout allait bien.
- Enfin, je me suis trouvé ! Disait-il l’air épanoui de celui qui, effectivement, s’était trouvé. Non seulement il travaillait sur le ré-équilibrage de ses énergies avec son acupuncture-kinesiologue , mais «révélé» par ses séances avec le psychiatre, il était euphorique. Oui, il s’était trouvé. Du moins, il avait trouvé un point d’ancrage, pour reprendre sa nouvelle expression.


Elle ne trouvait plus cela amusant du tout, il poussait un peu loin et façon inquiétante une certaine féminisation. Rien à voir avec le «métro-sexuel» des magazines, ce nouvel homme qui prend soin de son corps . Il avait commencé à se raser intégralement, il se sentait mieux ainsi, disait-il. Elle trouvait très perturbant de le voir enfiler des bas auto-agrippants sous ses pantalons ; "c’est tellement agréable à porter, je ne comprends pas que tu n’en mettes pas tous les jours"; elle lui avait même montré comment les enfiler, en les retroussant délicatement sur les pouces glissés à l’intérieur de chaque coté du bas, les déroulant précautionneusement des orteils à la cuisse, en prenant garde que les cuticules ne déchirent le voile. Elle ne l’avait fait qu’une fois, elle avait eu tord, ça avait été lui faire croire qu’elle était d’accord, qu’elle partageait son fantasme. Plus que sa passion toute neuve pour la kinésiologie, c’est cela qui la déstabilisait le plus. Jour après jour, il abandonnait les attributs de la masculinité. Subrepticement…


Que lui arrivait-il ? Jamais il n’était allé aussi loin… ses lubies ne lui duraient pas si longtemps, habituellement. Il se lassait rapidement, zappant d’une philosophie à une autre, d’une expérience à une autre. Elle était le garde-fou, toujours. Du moins, jusque là. Maternante, peut être trop. A vouloir le protéger de lui-même. Elle y avait pris un plaisir narcissique 10 ans auparavant, de l’orgueil surtout. Aujourd’hui elle se trouvait dépassée et impuissante.
Il continuait de voir la couleur des auras, il prétendait même que les énergies des individus se parlaient entre elles, indépendamment de leur propriétaire… Il prétendait que les auras se reconnaissaient, d’une vie à l’autre, qu’elles pouvaient se retrouver, amies, des vies plus tard. C’est ce qui donnait ce sentiment de connivence souvent, cette sensation d’avoir trouvé l’âme sœur. Elle avait voulu comprendre, décrypter le mécanisme, en saisir les rouages pour mieux l’épargner, cette fois encore. Parce qu’elle ne pouvait pas se résoudre à le laisser sombrer, malgré tout. Pas par amour de lui. De cet amour-là il n’y avait plus. Par humanisme, sans doute. Assistance à personne en danger. Elle a lu beaucoup ; un jour elle a même pris son téléphone pour appeler une association… mais au nom de la liberté de chacun, elle ne pouvait rien faire d’autre que se préserver. Elle et ses enfants. Surtout ses enfants. Préserver les finances familiales, aussi.

Peu à peu elle eut en face d’elle un parfait inconnu. Physiquement, d’abords. S’il n’avait pas cessé de fumer comme prévu, il avait perdu du poids. Il avait même perdu ce moelleux abdominal qui fait le confort et le charme de nos quadras. Il était imberbe et passait beaucoup de temps à traquer la pilosité récalcitrante, il avait le sourcil finement épilé, l' ongle miroir. Lorsqu’il partait au travail le matin, il se déguisait en homme, disait-il… mais les autres étaient-ils dupes ? Elle aurait voulu prendre contact avec P., elle n’osait pas. Lui dire quoi ? Peut être même croyait-il qu’elle l’encourageait dans ce sens, après tout, une épouse soutient son mari, forcément, elle était supposée être de connivence.

Il lui avait annoncé un soir qu’il avait envoyé sa lettre de démission. Certes, ça n’était pas la première fois mais cette fois-ci l’inquiétait plus que les précédentes. Il souhaitait approfondir sa nouvelle découverte de lui-même, il avait besoin de disposer de tout son temps, il entrait dans un monde merveilleux, en marge, tellement enrichissant. Il ouvrait son 3è œil, celui qui est là… là… tu vois pas ? Mais non, bien sûr toi tu ne peux pas le voir.
Il s’essayait vainement à photographier les auras. Mais l’aura est facétieuse, elle ne se laisse pas apprivoiser ainsi, la coquine. Il faut croire en elle très fort pour qu’elle vous apparaisse. Et plisser les yeux, comme cela… il parait qu’au bout d’un moment, on finit par la voir. Elle a essayé. Elle a plissé les yeux comme indiqué, s'est concentré très fort. Elle n’a jamais rien vu, aucun halo autour de quiconque.

Alors ils ne sortaient plus, elle ne voulait pas que les amis, la famille, le voient ainsi. Fassent l’amalgame entre lui et elle. L’entendent, surtout. L’écoutent de sa voix forte et sûre parler de son 3è œil comme d’une nouvelle maîtresse. Du halo qui danse et des énergies à moduler. Elle inventait des excuses plausibles. Personne ne s’inquiétait encore.
Mais que faisait donc son psychiatre ? Il lui faisait ressurgir son moi profond. Et par ses chakras grands ouverts, sa féminité s’échappait. Il prenait exemple sur elle le matin dans la salle de bain. Comme le petit garçon qui regarde sa mère se maquiller, il était fasciné par le geste précis de la pause de l’eye-lin, par la dextérité qu’elle avait à allonger ses cils au rimmel. Tu pourras me montrer comment tu fais ? Non, elle ne pouvait pas. Alors, gênée, elle ne se maquillait plus. Juste une crème de jour posée discrètement, à la sauvette.

Jusqu’au jour où…
- Tu sais, maintenant j’ai suffisamment confiance en toi pour te dire un truc, je sais que tu ne vas pas me juger parce que tu es tolérante. Tu promets ? Elle promit… j’ai toujours porté des sous-vêtements féminins. En cachette. J’ai porté les tiens, pour aller au boulot, pour sortir, dans la journée, n’importe quand. Mais uniquement dans la journée. Parfois même je mets tes vêtements, tes chaussures à talons, dans la salle de bain, j’aime me regarder dans des vêtements de femme. C’est dur de se cacher tout le temps, je n’en peux plus. Maintenant je voudrais te demander quelque chose… je ne supporte plus de m’habiller en homme et de faire semblant. Me permets-tu de porter des bas pour la nuit ? Me permets-tu de porter des robes et des jupes quand je rentre à la maison ?

Aujourd’hui encore, les mots lui manquent pour décrire ce qu’elle ressentit à ce moment-là. Rien n’est assez fort pour parler de cette stupeur, de ce gouffre qui engloutit tout à coup une vie entière, du corps qui s’immobilise, pétrifié, du coeur qui remonte dans la gorge jusqu’à la nausée, de cette envie de hurler tellement violente qu’elle rend muet, de cette implosion intérieur, du bruit alentour qui s'assourdit soudain, comme ouaté par la surprise, de cet effondrement irréversible… Et surtout, surtout, un sentiment de trahison incommensurable, le sentiment d’être passé à coté, d’avoir manqué quelque chose à un moment, de ne pas avoir pu reconnaître certains signes. De méconnaître l’autre à ce point malgré une écoute qu’elle croyait constante, celui dont partageait la vie depuis 13 ans, celui dont elle portait le nom et élevait les fils.

Ses fils, justement. Comment peut se développer un petit garçon dans ces conditions ? Ses fils avaient entre 4 et 8 ans, quels dégâts sur le développement de leur identité ? Parce que, quoi que l’on en dise, quelle que soit son ouverture d’esprit, pour elle, les sexes ne sont pas interchangeables à l’envie… Elle avait épousé un homme (elle était tentée de dire «un vrai», un qui parle de voitures et qui ne participe en rien ni à l’éducation des enfants ni aux tâches ménagères !), si elle avait voulu une femme dans sa vie elle n’aurait pas eu de mal à trouver une amoureuse… C’était un être sexué qu’elle souhaitait dans son lit, un être à la sexualité évidente…
Elle y pensa des nuits entières… la journée, ses pensées ne tournaient qu’autour de cela : comment préserver les petits garçons ? Du coup, «comment elle vivrait avec ça » passait en second. Elle pourrait rebondir, elle le savait. Mais eux ?

Il dormait sur le canapé du salon. Dans son lit, elle ne pouvait pas.
- je ne suis pas homosexuel, lui dit-il comme pour la rassurer, ni même hétéro, je n’aime pas les garçons. J’aime les femmes, je les admire, j’aime leur corps. Je hais mon corps d’homme, je hais le corps des hommes. Je suis une femme dans un corps d’homme, une femme qui aime les femmes mais qui se serait trompée d’enveloppe corporelle à la naissance. Une mauvaise réincarnation.
- Une sorte de « lesbien », quoi…

Plonger avec lui dans son fantasme relevait de la folie. Parfois, à vouloir sauver l’autre on se noie soi-même, faisant finalement plus de victimes que si on n'était pas intervenu. Malgré sa volonté de soulager sa souffrance évidente, malgré le désarroi dont il faisait montre, elle n’était pas à même de l’aider. Mais que faisait donc son psychiatre ?
Elle se retrouvait piégée, plus que jamais, écartelée entre la nécessité d’éloigner ses enfants et la culpabilité de le laisser faire face tout seul. "Pour le meilleur et pour le pire", avait-elle promis 13 ans auparavant. Elle était victime d’un chantage. Acculée. Le choix de F.

(…)
Serait-il impossible de vivre debout

Voilà qu'on s'agenouille
D'être à moitié tombé
Sous l'incroyable poids
De nos croix illusoires
Voilà qu'on s'agenouille
Et déjà retombé
Pour avoir été grand
L'espace d'un miroir
Voilà qu'on s'agenouille
Alors que notre espoir
Se réduit à prier
Alors qu'il est trop tard
Qu'on ne peut plus gagner
A tous ces rendez-vous
Que nous avons manqués
Serait-il impossible de vivre debout
(…)
Jacques Brel, vivre debout

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mardi, octobre 24, 2006

Marcher dans le sable (2/3)



Ce samedi-là , elle l’attendait de longue date. C’était la soirée offerte par l’entreprise de son mari, restaurant gastronomique, soirée prolongée dans un lieu musical feutré, after hours. En général peu adepte de ces exhibitions d’épouses, de voitures, de beaux atours, de tours de roues de paon et de fausse décontraction, dans une ambiance faussement exempte de barrière hiérarchique, cette fois-ci faisait exception.
Elle aimait y retrouver Sandrine, une autre «épouse», elle aimait également discuter avec P., le patron de son mari, né le même mois qu'elle, entre autres affinités, et avec qui elle avait tout de suite eu un contact amical. P. était, ces soirs-là, un hôte parfait, allant de l’un à l’autre de ses collaborateurs, avec un mot pour chaque épouse, se souvenant des enfants de chacun. Leurs regards se croisaient fréquemment, leurs yeux se souriaient. Il finissait toujours par s’asseoir près d’elle, avec deux verres. Ils se mettaient dans une bulle rien qu'à eux et parlaient de philosophes, de sociologie, de littérature, de leur vision des choses. Leur conversation commençait toujours par un vrai "Comment ça va ?" inquisiteur. Qui fouille l'âme de l'autre. Pas une question polie de réthorique, une vraie question , demandée du fond du coeur : "au fond de toi, comment vas-tu ?" Et ils papottaient, comme deux étudiants en fin de soirée.
Et toujours, même si elle n’en voulait pas, il lui parlait de son mari. Comme un alibi à leur intimité. Il se faisait du souci pour son cadre… T. n’avait plus le goût à son travail, il laissait des affaires importantes sans suite… des clients mécontents… des erreurs de débutant dans l'établissement des devis. Peut être était-il fatigué, peut être avait-il besoin de repos. Elle ne savait jamais quoi dire, voilà qui plombait une jolie connivence, une conversation où, pour une fois, elle n’était pas l’épouse de… mais elle-même. Et c’était ça, son problème au fond, elle répugnait de plus en plus à être assimilée à lui. "Son épouse ", qui signifiait implicitement qu’elle cautionnait tout ce qu’il était, qu’elle cautionnait ses fanfaronnades en public, qu’elle cautionnait ses déclarations farfelues après quelques verres de bon vin. Or, non, ça n’était pas le cas du tout. De plus en plus elle se tenait éloignée physiquement de lui en public. De plus en plus, elle se surprenait à rouler des yeux et secouer la tête à certaines de ses déclarations, de plus en plus elle se disait que dans un couple comme elle le rêvait, on devrait mutuellement être fier l'un de l’autre. Que ça n'était pas le cas présent. Souvent, elle se ratatinait dans un coin, se faisait petite aplatie contre le mur, se désolant des fariboles de son mari.

- Que se passe-t-il ? Il n’est plus dans le coup du tout, il vous en a parlé ? je ne sais plus comment le prendre, j’ai été obligé de lui envoyer un avertissement par lettre recommandée, l’entretien n’avait rien changé. C'est grave. Et puis ses collègues commencent à parler, il est en train de perdre la confiance de son équipe, ils ne veulent plus le couvrir.

Elle apprenait ainsi qu’il n’était plus le même à son travail non plus, qu’il était en équilibre sur le fil ténu de la confiance de son employeur… qu’il ne jouait pas le jeu, que son attitude pouvait porter préjudice… Mais qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Pas plus que P. elle n’avait de prise sur son mari. Elle regardait P. d’un air désolé… Elle comprenait, oui oui, elle comprenait ses interrogations et son inquiétude mais, elle-même était désemparée.
- non non , tout va bien à la maison, mais il doit être fatigué… Mentait-elle. Elle n'oubliait pas qu'elle parlait à l'employeur de son mari. S'il c'était agit d'un simple ami, elle aurai pu lui dire "je crois qu'il débloque. Aide-moi, s'il te plait".

- J’espère vraiment qu’il ne s’agit que de ça, je n’arrive plus à lui parler comme avant.

Etait-ce parce qu’ils avaient un ami commun ? Etait-ce parce qu’ils avaient tous les deux ces échanges amicaux informels à la limite du convenable (frustrant parfois de devoir renoncer à certaines amitiés prometteuses, des connexions auxquelles il faut faire la sourde oreille parce que les circonstances ne s’y prêtent pas, embryons que la vie laisse en chantier), était-ce parce qu’il était sincèrement perplexe devant les changements intervenus chez son cadre habituellement de confiance, était-ce parce que, sentimental, il mêlait business et affectif ? Elle ne voulait pas entrer dans ce jeu mais elle lui promit de garder l’œil ouvert, d’essayer de remettre à flot son cadre à la dérive.

A la dérive, justement. Elle était fatiguée de garder les poings serrés, cramponnés au devoir. Elle n’avait plus la force de porter tout ça, de porter à bout de bras l’image de la famille idéale. Même si elle le faisait très bien , puisque depuis des années et pendant quelques mois encore personne ne se doutait de rien, personne ne voyait apparaître la fissure, devenue crevasse puis dérive des continents par la suite. Personne, pas même le principal protagoniste. Juste elle. Qui ne sentait plus rien qu’une grande lassitude. Qu’un immense désintérêt de tout. Alors, pour une fois, elle allait desserrer les poings, ouvrir ses paumes et lâcher ses doigts, doucement, lentement. Lâcher la corde qui les retenait, laisser du mou à leur couple. Comme au Mikado, ôter les deux premières baguettes en retenant son souffle, et voir ce qu’il advenait du reste de l'édifice, de son mari. Hologramme fantasmé ou réalité vraie qui tient debout toute seule ? Comme elle le pressentait, était-ce elle seule qui le maintenant dans les limites du raisonnable, debout dans la vie ? Qui l’empêchait de sombrer dans… dans quoi au juste ? Comment nommer ce décalage au monde réel ?

Plus tard, elle apprendra le nom de cette maladie mentale, dont les proches ne peuvent sortir indemnes. Maniaco-dépressif. Avec dégâts collatéraux. Il devenait urgent d’ouvrir les mains, de laisser s’échapper, dériver le radeau tout seul vers le large. Laisser tomber, observer la chute, espérer le soubressaut, le battement d'ailes qui évitera l'écrasement ; le reveil du moussaillon qui éviterait le naufrage. Mais elle avait décidé que tout cela ne la concernait plus.

à suivre...

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lundi, octobre 23, 2006

Marcher dans le sable (1/3)



"Inquiet, soucieux, honnête jour et nuit
Voilà ce qu'est devenue ma vie

Il faut que quelqu'un m' aide
Je n' ai qu 'une seule vie
A trouver le remède
Je n' ai qu 'une seule vie
Chaque jour cette pensée m' obsède
Je n' ai qu 'une seule vie
Il faut que quelqu'un m' aide
Je n' ai qu 'une seule vie
A trouver le remède
Je n' ai qu 'une seule vie
Chaque jour cette pensée m' obsède
Je n' ai qu 'une seule vie"

Gérald de Palmas, Une seule vie, in Marcher dans le sable, 2000

Comme souvent le dimanche matin, il avait pris son VTT tout neuf, il lui avait dit « j’y vais avec les garçons ». Alors, elle avait préparé les deux grands, les casques, les genouillères, les gourdes d’eau, les petits vélos. Depuis quelques semaines il s’était découvert une passion pour le VTT. Subite. Intensive. Compulsive. Alors, il avait investi dans l’outil indispensable, puis en avait acheté aux garçons, décrétant que la famille entière allait se mettre au VTT «c’est bon c’est sain ça fait du bien». Elle avait l’excuse de «garder le bébé, non non, le VTT de descente avec un porte-bébé c’est trop dangereux». Alors elle les conduisait le dimanche matin, quelques kilomètres plus haut sur le Mont Colombier, au joli village de Curienne.
Sur la route en zigzag déserte, il n’était pas rare de croiser un chevreuil, ou même parfois un faon. Des renards ou des lièvres plus fréquemment. Des cyclistes courageux qui faisaient la montée.
Elle se demandait toujours ce qui motivait quelqu’un à se lever dès potron-minet, sacrifiant à la grasse matinée, pour aller transpirer et faire chauffer ses muscles… Et chaque fois elle repensait à cette remarque du bouvier peulh, lorsqu’elle habitait en Afrique, celui qui leur apportait le lait de ses vaches le matin. Il croisait tous les jours le voisin, un «coopérant», comme on les appelait, un expat’, comme ses parents à elle. Qui faisait son jogging tous les matins, à la grande perplexité des habitants. Le bouvier peulh avait demandé «mais, pourquoi il est pressé, le blanc, là ?» Quand sa mère lui avait répondu qu’il n’allait nulle part, qu’il courrait juste pour son plaisir, le Peulh, qui se levait le matin à 4h pour traire ses vaches éfflanquées et faire ensuite, chargé, plus d’une heure de marche pour livrer son lait à la petite ville de Parakou, avait ouvert grand la bouche et a fait des yeux tous ronds.
Ce contraste, il restait imprimé en elle et chaque fois qu’elle avait eu quelque velléité de jogging, elle finissait toujours par se trouver ridicule au bout de quelques mètres. Elle n’insistait jamais beaucoup…

Après avoir déposé ses hommes roulants, elle savait qu’elle n’avait qu’une grosse demie heure de répit, avant de les retrouver au pied de l’immeuble, boueux, crottés, avec parfois une fourche tordue, des égratignures ou des vêtements déchirés. Mais heureux. Alors elle était heureuse aussi, pour eux, pour ses fils, qui se découvraient une complicité avec leur père.
Elle redescendait, couchait le bébé, passait un peu plus de temps dans la salle de bain que d’habitude. Quelques mois plus tard, elle profiterait de ces instants pour passer des coups de téléphone, duplicité et moments volés à sa vie si lisse… Pas vu, pas pris.

Puisque c’était dans l’ordre des choses, ils avaient décidé d’avoir leur maison à eux. Elle avait gardé de ces mois à traverser le Ternois tôt le matin le bonheur de rouler seule à travers les champs, les forêts, les hameaux. Et à présent que sa vie l’avait ramenée à l’orée de ses terres, elle éprouvait plus encore le besoin de se retrouver seule. Ou plutôt sans lui. Pour souffler, disait-elle. Il lui arrivait ainsi, fréquemment, au détour d’une Nième contrariété conjugale qu’elle ne supportait plus, de sortir après avoir couché les enfants, en disant juste «je vais faire un tour». Sans explication. Pas envie de s’expliquer. Pour dire quoi ? «Tu m’étouffes» ? «Je ne supporte plus ta présence» ? «Je n’ai plus envie de te parler, encore moins de t’écouter» ? Non. Bien sûr que non. Il ne demandait rien, à quoi bon de toutes façons, ça n’aurait rien changé, elle aurait donné une réponse en demi mensonge.
Elle avait découvert ainsi un terrain avec son panneau «à vendre», en plein cœur d’un village et surplombant le lac. La vue était superbe, imprenable, l’école toute proche. Pour se motiver, elle s’était investie à fond dans la mise en œuvre du projet. Souvent elle avait la désagréable sensation de se regarder faire, de se voir s’agiter pour oublier, pour ne pas penser. De n’être pas dupe d’elle-même mais de dépenser beaucoup d’énergie à l’entretien de son personnage. Comme certains acteurs qui deviennent prisonniers d’un rôle de feuilleton qui leur colle trop à la peau…

Il avait associé la pratique du VTT à l’inscription à un club de fitness «et là, tu peux y aller aussi, il y a même une garderie pour les petits et une salle de télé » ; elle avait décliné l’invitation, ce n’était pas sa conception du sport… si tant est qu’elle eut envie d’en faire. Elle disposait ainsi de quelques soirées dans la semaine, qu’elle savourait sans culpabilité. Elle en profitait pour contrôler la zapette de la télé, allongée, les pieds sur le dossier et la tête sur l’accoudoir du canapé. Puis, il décida d’arrêter de fumer. On appelle ça des promesses d’ivrogne, elle ne comptait plus les fois où il avait arrêté… elle ne se souvenait plus quel humoriste avait dit «c’est facile d’arrêter de fumer, je l’ai déjà fait 100 fois». Non compatissante, elle faisait un pari dans sa tête «même pas cap’ plus de 6 mois». Elle aurait pu en profiter pour arrêter également, mais elle n’en avait nullement envie. Ni l’envie de profiter de l’envie d’un autre… Chacun son égoïsme… Elle savait qu’elle s’arrêterait quand elle l’aurait décidé, comme la première fois, d’un coup d’un seul et puis plus rien pendant 6 ans.

Pour s’aider dans son sevrage, il avait cherché l’aide de l’acupuncture. Puisque sa méchante épouse ne voulait pas le soutenir dans cette démarche, il allait être obligé de PAYER quelqu’un… Pfff… soupirait-elle intérieurement en levant les yeux au ciel. C’était une bonne idée, l’acupuncture ne pouvait pas lui faire de mal.

Puis, la dépression lui est à nouveau tombée dessus. Sur lui, pas sur elle. Elle, plus rien ne pouvait l’atteindre. Ni joies ni peines. A nouveau, il a tout vu en noir, à nouveau il a cru qu’on lui en voulait, que le monde se liguait, qu’il était incompris, entravé dans ses élans… A nouveau il a été d’humeur massacrante, à nouveau, il se lançait dans des achats compulsifs onéreux pour calmer l’angoisse. A nouveau sa boulimie de reconnaissance sociale, ses blessures d'enfance, ses comptes non réglés s’évaporaient dans l’usage intensif de la Carte Bleue. A nouveau, elle s’inquiétait. A juste titre… D’expérience. Mais cette fois, elle n’irait plus demander à ses parents de les sauver du naufrage financier…
Parce qu’elle espérait secrètement que ses faux-pas leur fermeraient les portes du crédit immobilier… et qu’ainsi capoterait le projet maison… et qu’ainsi elle ne porterait pas une croix supplémentaire. Ne pas s’enchaîner… Que la décision de ne pas aller jusqu'au bout du projet ne vienne pas d'elle.

Il avait fini par accepter de l’aide. Il avait trouvé un psychiatre. En plus de l’acupuncture. Plus tard, il avait dit qu’il était en train d’ouvrir les yeux. Sur lui-même, sur elle, sur le monde alentours. Il s’est mis à assister à des réunions le soir, à des séminaires les week-end, à lire des ouvrages qui apprennent à voir la couleur des auras et à se remémorer ses vies antérieures. Il apprenait à classer le monde selon la couleur des auras. A décrypter l’aura de ses enfants, des voisins, de leurs amis. Lorsqu’elle a estimé que la plaisanterie avait assez duré, elle a dit non, pas de ça chez moi. Mais de toutes façons, il lui a dit qu’elle était le Mal, qu’il avait vu qu’elle avait une aura négative, maintenant qu’il avait cette supra-science. Il avait vu qu’elle allait l’empêcher de s’épanouir, d’ailleurs ON lui avait dit, elle avait un scepticisme qui transparaissait trop, qui débordait. Qu'elles le dégoûtaient, elle et son aura puante. D’ailleurs, tout le monde dans leur entourage avait des ondes tellement négatives qu’il comprenait pourquoi il était si mal dans sa peau, depuis toutes ces années. Perplexe, elle s’était renseigné et avait découvert que la nouvelle marotte s’appelait «kinésiologie holographique» et que l’UNADFI en publiait un avertissement…
Etrangement, de petites connexions se faisaient en elle, des associations, le souvenir de choses entendues, comme des bouts de puzzle retrouvés… Il avait l'habitude, elle prenait ça pour de la curiosité, de se plonger dans des groupes religieux, grappillage incessant auprès de mouvements spirituels aussi variés qu’étranges, sous le prétexte affiché de tout connaître pour mieux comprendre autrui. En fait, il s’agissait plutôt de se trouver une place …

Parallèlement au développement de son tout nouveau cercle d’amis prosélytes (que bien sûr elle ne rencontra jamais parce dixit, elle lui faisait trop honte), les séances chez le psy commençaient à porter leurs fruits : il fallait qu’il s’exprime, qu’il sorte du carcan qui l’engonçait depuis toujours, qu’il (re)devienne lui-même maintenant qu’il s’était (re)trouvé. Il ne devait plus se perdre de vue.

- Je me suis acheté des collants, et puis aussi un maillot de bain une pièce, c’est là-dedans que je suis bien.
Tout d’un coup, il trouvait une voie nouvelle, il suivait bille en tête un bien étrange chemin. Pour faire la paix avec soi-même faut-il nécessairement en passer par d’aussi surprenantes danses de la pluie ?! Compréhensive, tolérante, elle attendait patiemment. En tous cas, il avait l’air plus épanoui, il n’avait plus ses idées noires et suicidaires (maintenant, elle sait que épanoui n’est pas le mot, c’est illuminé qui convenait…) même si elle ne comprenait rien ni ne partageait son bonheur retrouvé.

- Quand je les porte sous mes vêtements au boulot, personne ne voit rien , il n'y a que moi qui sais. Et je me sens si bien. Je crois que je vais dormir avec aussi, les bas c'est tellement doux...

à suivre...

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mardi, octobre 17, 2006

Comment ça marche ?

Il y a des choses comme ça dont on se dit que ça doit être pratique d’en posséder soi-même, que ça doit simplifier le quotidien d’une formidable façon, que ça doit même vous rendre la vie aisée et lumineuse… Et puis un jour on découvre qu’on en avait un chez nous sans le savoir… que le machin dans lequel on s’empêtre depuis un bon bout de temps, c’est ça… Ah. Alors comment s’en sert-on, finalement ? De quelle façon le prend-on pour ne pas l’abîmer (parce que c’est très fragile, et on l’ignorait…). De quoi je parle ?
J'ai un EIP chez moi. Enfant-Intellectuellement-Précoce. Et honnêtement , je n’y suis pas pour grand-chose, l’éducation qu’il reçoit non plus d’ailleurs, et à part chez lui, développer une paresse certaine, il n’en fait à 13 ans aucun glorieux usage.


Comme tous les aînés, il a essuyé les plâtres de notre parentalité toute neuve ; un bébé très curieux, petit dormeur, avec déjà un caractère comment dire, plutôt bien trempé ; qui a vite fait comprendre à sa mère que le bras de fer et l’usage de la force ou de l’autorité n’avait pas lieu d’être avec lui. Alors j’ai changé mon fusil d’épaule rapidement , la vie, il l’apprendrait par l’expérience directe, avec moi à ses cotés toujours, filet de sécurité plutôt que mousqueton et corde. J’ai dû , de fait, apprendre à refreiner mes angoisses de mère (ooooooooups, mondieumondieumondieu il va tomber ! Oups, tombé, même pas mal.) Le conduire maintes fois aux urgences de divers hôpitaux et le regarder se faire recoudre, dès l’âge de 18 mois. M’évanouir alors que lui restait stoïque, à peine anesthésié. Ne même plus être surprise par les coups de téléphone de l’école sur mon lieu de travail
- Madame, c’est à propos de votre fils… il a fait une chute.
- Oui, laissez-moi deviner lequel…bon, ben, j’arrive.

J’ai appris à avoir en permanence dans mon sac une vraie pharmacie. Aîné piquait des colères, faisait parfois de très mauvaises blagues comme à 2 an ½ , sur un parking de supermarché, alors que j’essayais de le faire monter dans la voiture, hurler « au secouououours !!!! » comme un affolé. Je vous laisse imaginer l'imbroglio... prouver que JE suis bien la mère, si si je vous jure.
Aîné épuisant, toujours en demande, tout en questions , tout en expérimentations personnelles diverses, de façon autonome et de sa propre décision. Ni Dieu ni maître. Aîné et la non reconnaissance de l’autorité, le refus de l’arbitraire et du non-expliqué de façon satisfaisante. Aîné qui pousse jusqu’au bout, pour voir si les piquets des limites maternelles sont bien plantés. De piquets paternels il n’y en a jamais eu, le papa-copain, c’est plus gratifiant et plus facile au quotidien. N’en pouvant plus, lorsqu’il a eu trois ans je l’ai emmené chez un pédopsy, « au secours, il ne tient pas en place , il n’en fait qu’à sa tête qu’il a de bois, c’est usant . Jenpeuxplus-jenpeuxplus ! ». La dame l’a regardé jouer, m’a écouté parler d’un débit saccadé de mère à bout de nerfs et au bord de la crise de nerf, puis m’a suggéré de prendre du repos, que cet enfant était tout ce qu’il y avait de plus vif et intéressé.

J’ai pris une claque, mes envie de six enfants se sont effondrées, alors c’est donc ça un enfant en vrai ? ils seront tous comme lui les suivants ?!
Avec sa gnack et sa détermination inébranlable, il avait appris à lire tout seul en moyenne section de maternelle. Il posait des questions en regardant les lettres, « cékoiçaaaaa ? » « et celle là cé koiiiiii ? » « et là c’est écrit koiiii ? » Et sans avertir personne, sans rien dire, il avait appris à décomposer les mots, à associer les syllabes qu’il reconnaissait pour lire le mot complet, qu’il déchiffrait à voix haute tout seul dans son coin. Et puis à l’école,il intégrait les consignes de la maîtresse d’une oreille distraite, dessinait pendant ce temps , regardait dehors ou chahutait ses camarades ; puis il faisait ses petits exercices en moins de deux et s’en allait faire le tour des tables. Pour aider ces camarades, le gentil petit ? Que nenni… « ah, t’es trop nul t’as fait faux ! » « n’importe quoi, c’est même pas comme ça qu’on fait les « ponts », t’as débordé t’as tout raté ». En grande section, la maîtresse m’a convoquée (en vrai , elle NOUS a convoqué son père et moi mais lui n’était que peu intéressé, ou alors de très loin…) Elle a suggéré le faire passer en CP, trop pressé qu'il était d’apprendre à lire couramment, trop pressé pour tout… toujours.

Et il l’est encore aujourd’hui, à courir après Dieu sait quoi, avec frénésie et compulsion, avec avidité et de façon très superficielle semble-t-il au commun des mortels. Non, il n'ira pas tout de suite au CP, il est de la fin de l’année, toujours le plus jeune de sa classe, d’une immaturité affective telle qu’il n’aurait pas été à l’aise avec des enfants plus âgés. Paradoxalement. Mauvaise mère, je l’empêchais de s’épanouir en sautant une classe. Nous en avons entendu des remarques, comme si j’avais refusé le gros lot du Loto, là, en plus, je refusais d’offrir à mon fils les clés de la réussite ! On lui ouvrait le Saint Graal et… non, merci ! Incompréhensible ! Soeuranne dit ça très bien et ça me rassure, je ne suis pas la seule à avoir refusé les sirènes de la gloire pour mes enfants. On m'a même reproché d'être jalouse de mon propre fils ! Tout de même, avant de refuser, j’avais pris des avis, qui m’avaient confortée. Le nourrir intellectuellement à domicile, ailleurs, partout, tout le temps.

Alors, la première des formidables enseignantes qui l’ont «subi» s’est mise à préparer un programme spécialement pour lui, en parallèle de sa classe habituelle. Je me doutais bien d’un truc, cet enfant qui posait des questions de grand, qui n’avait de cesse de mettre l’adulte en flagrant délit d’ignorance, qui demande encore aujourd'hui d’aller jusqu’au bout des réponses qu’on lui offre. J’ai appris grâce à lui pourquoi la mer est salée (ah ouais, hein, sacrée colle !) et pourquoi on appelle une table Table et pas Chaise ou n’importe quoi d’autre (partir dans l’étymologie avec un gamin de 4 ans c’est pas simple !).

Lorsqu’il est entré au CP ça a été la cata. Il découvrait une nouvelle école , une nouvelle région, il intégrait un groupe d’enfants soudés depuis la Petite Section et il était l’intrus. Il passait ses récrés à accepter d’être la tête de turc, plutôt se mettre en boule et se faire rouer de coups par les autres que rester tout seul… ne pas se défendre… et ne plus répondre en classe pour éviter les quolibets à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Alors il n’a plus rien dit en classe. Et plus rien fait non plus. Un enfant amorphe. Tout mou, sur lequel les choses glissent… Alerte, conseil avec l’enseignant, la psy scolaire, orthophoniste. Test. Bilan. Verdict. On aurait dû sauter de joie, le superbe cadeau de la vie. Son père était fier, c’était sa belle revanche personnelle sur l’Ecole. J’ai soupiré longuement, et j’ai pensé « C’est donc bien ça…va falloir faire avec».

Et le temps apprend qu’on fait avec « tout seul ». J’ai ingurgité les ouvrages concernés, jusqu’à la nausée. J’ai surfé sur les sites, visité frénétiquement les forums, rencontré d’autres parents par le biais d’associations… n'y ai pas trouvé notre place, nid de parents glorieux et d’enfants champions. Nous n'étions rien de cela, juste à la recherche du mode d'emploi.

Une autre fois encore il nous a été proposé de le passer en classe supérieure, parcequ’il s’ennuyait dans son niveau. Chaque fois, lui ne voulait pas quitter ses rares copains, d’une part (tout de même, son avis compte, non ?) et d’autre part, il n’y aurait pas été plus à sa place. J’en étais fermement convaincue, qu’on ne me demande pas comment, et surtout qu’on ne me dise pas que je lui ai fermé des portes, empêché d’avoir une vie enviable. Parce qu’à part lorsqu’il s’agit d’essuyer des critiques de ceux qui savent et qui feraient tellement mieux , on est bien seuls, à l’intérieur du foyer, à affronter les colères tonitruantes de l'enfant, son instabilité, ses sautes d’humeur, son impatience rageuse (cet enfant n’a JAMAIS voulu faire UN SEUL puzzle de sa vie…), l’immense sentiment de décalage et d'impuissance qu'il ressentait, les pensées trop rapides, le corps et les mots qui ne suivent pas, la boulimie jamais rassasiée… Je ne sais pas s’il y a pire pour un enfant que cette impression vertigineuse et angoissante d’être autant en décalage, de vouloir sans pouvoir… ça doit être comme dans Le scaphandre et le papillon (de Jean-Dominique Bauby), un esprit brillant coincé dans un corps qui ne répond pas. C’est ce que j’ai compris des messages que Ainé envoyait.


Alors j’ai parlé avec lui, beaucoup. Presque comme à un adulte. De façon aussi poussée et appronfondie mais avec des mots à sa portée. Expliqué ce qui se passait en lui, ce qu’il avait de différent des autres. Différent. Pas «en plus». Ne pas faire naître le sentiment d’être «mieux» ou «au dessus», n’en tirer aucune gloire, parce qu’il est né avec (on n'a à tirer gloire d'une chose dont on n'est pas responsable), ne pas développer chez lui de sentiment de supériorité. Mais apprendre à faire avec. Concrètement, c’est apprendre à s’adapter à un système scolaire inadéquat (inadéquat pour ce type d’enfant, j’entends) Refus de le ghettoïser dans un établissement à «classes adaptées spéciales EIP ». Discuter chaque fois longuement avec ses enseignants (en trouver toujours de compréhensifs et disponibles), « non non, il n’est pas stupide, c’est juste qu’il n’a pas envie ». Et quand pas envie ou pas intéressé, il fiche la classe en l’air, vous torpille un cours en moins de deux. Belle gageure pour un enseignant : (re)donner le goût. Et sauf exception, y parvenir.

Parallèlement, le gaver de tout ce qu’il demande, prendre un abonnement à la bibliothèque du coin, des descentes régulières en librairie, expliquer tout, sortir partout et rencontrer des gens, parler beaucoup, s'enrichir tout le temps, rester humain et les pieds sur la Terre avant tout. Profiter justement de cette étincelle supplémentaire pour rendre le monde meilleur, lui apprendre la justice, l’équité, la compassion, le partage, l’amour des autres et de soi-même. Respecter ses choix, c’est-à-dire accepter qu’il déteste le jeu d’échec (comme de nombreuses activités, il a testé , intégré les règles et zou, on passe à autre chose…), qu’il adore les jeux vidéo de stratégie, accepter qu’il préfère les rudes sports de glisse au badminton , accepter les joutes verbales avec lui et tenir fermement la barre de parent sans céder à la démagogie, même et surtout en cas de gros grain et de coups de chien dans la grand'voile.

Il porte aujourd’hui un regard sans compassion sur les autres, c’est un peu dommage peut-être car il perd en sérénité ; il a appris sans docilité à s’adapter au fonctionnement du monde et aux tourbillons de sa courte vie, et finalement, il est un ado comme les autres, grognon le matin au réveil, à traîner ses bas de jeans éffilochés par-dessus des baskets délacées et à porter son sac à dos au bas des fesses.
Sa précocité lui permet, hélas, d’avoir des moyennes convenables sans travailler trop dur… peut être que j’aurais du me battre encore plus pour lui apprendre le goût de l’effort (toute seule ? parceque le combat du «fais tes devoirs », je l’ai menée toute seule…) Peut être que … qui sait… Mais en tous cas, c’est un ado heureux (heureux comme peut l'être un ado !) et curieux, et il est passé si près de l’échec scolaire et de la déprime à un moment de sa scolarité qu’aujourd’hui est une petite victoire. Je sais à présent qu’il pourra survivre dans le grand marigot. Rassurée.

Mais non, mon poussin, pour autant JE NE T’ACHETERAI PAS DE SCOOTER.

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jeudi, octobre 12, 2006

Treize à la douzaine ou la loi de l’em*** maximum.

Votre serviteur est un peu gourdasse, parfois. Si si, je sais de quoi je cause, je me connais bien , tout de même
Hier mercredi c’était la « journée des maman ». Et les mamans qui ne travaillent pas le mercredi passent leur journée vautrées devant la télé à se goinfrer de loukoums, c’est bien connu. Moi, je travaille le matin. L’emploi du temps prévu, qui me donnait des sueurs froides d’avance à essayer de tout caser dans un minimum d’espace-temps :
12h sortie lycée.
12h20 récupérage Lapin chez nounou. Maison, miam rapide.
13h30 récupérage grands au Centre aéré après leur repas sur place.
14h France Telecom, attendu tel le messie, vient ENFIN mettre la ligne téléphonique toute neuve en service
(je signale que tous ces divers lieux sont distants de 10 à 20 kms les uns des autres …)
14h (don d’ubiquité ou de téléportation nécessaire…) Poser Zébulon-fend-la-bise à son atelier travaux manuels et Ainé chez un copain
16h récupérer Zébulon et Ainé
Passer à la Poste, à la Banque, chez Darty…si un peu de temps, passer une couche de glycéro dans la salle de bain et faire retouches peinture un peu partout. Dans l’idéal, pliage de linge et lançage de machine à laver…

En vrai, voilà comment se sont goupillées les choses…
12h, sortie du lycée
12h20 récupérage de Lapin chez nounou, jusque là, ça va...
12h30, ça se gâte; arrivée maison, deux gars ont l’air de chercher quelque chose par terre, dans ce qui sera un jour un jardin, pour l’heure c’est les champs de bataille de la Marne.


- Je peux vous aider ?
- France Télécom, madame.
- Aaaah… (supeer, qu’on en finisse vite…) Vous n’ètes pas un peu en avance ?
- On ne trouve pas votre regard.
- ??!!!
- Normalement il devrait y avoir un regard métallique comme là, pour l’eau, mais on a cherché partout sur le terrain on a rien trouvé. Vous savez où le lotisseur l’a placé ?
- ????!!!!
- Normalement c’est sur votre plan de masse.

Ah, ça je connais, je sais je sais, je sais même où il est ! Rush vers la maison (« lapin » sous un bras, en petits talons dans la boue), merdemerdemerdemerde où j’ai rangé cette ** *de clé de m***, ah la voilà) Fouillage dans cartons non défaits, dans classeur ad hoc, crénom de crénom de b*** de m***, pas trouvé ce fichu plan de masse. Appel à l’Homme " donne-moi vite le numéro de l’entrepreneur, ils trouvent pas le regard "

- Qui ça ? placide, serein, très très cool…
- Mais France telecom, vite
- Ils devaient pas venir à 14h ?
- Sisisi mais on s’en fout , t’as le numéro ?

Puis, une conversation avec l’entrepreneur dont je vous passe les détails , résumée en gros à "il est par là, ou sinon il doit être par là bas…", je reviens toute fiérotte vers mes Télécommiens, « il parait qu’il est par là », et je montre un espace de 10 m2 recouvert de terre bien mouillée bien lourde bien grasse.

- Aaaah, mais s’ils vous l’ont enterré nous on doit pas creuser, c’est votre propriété nous on n’est pas habilités, on n’a pas le droit.
Ooooh Tudjuuuu !! je fais demi tour sur mes petits talons, lapin toujours coincée sous un bras, je me saisis de la fourche qui me tombe sous la main, poser lapin d’abords c’est mieux. Et que je te plante la fourche dans la terre à la recherche du Trésor Perdu, sous l’œil des Télécommiens. C’est MON terrain, je fais ce que je veux. Blink blink blink … « Ah, il est là ! » les Dieux sont avec moi, j’ai pas eu à sonder longtemps. Klok klok klok (ou plutôt mouitch mouitch dans la boue…) vite, troquer la fourche contre une pelle. Et que je te pellette et que je te pellette,

- Bon là je vous laisse continuer, je vous l’ai déjà bien dégagée, votre plaque.

Non mais ! Allez, Lapin , on rentre à la maison, maman va manger et non, tu peux pas faire dodo parceque dans 15 mn il nous faut repartir chercher tes frères. En espérant que les Telecommiens auront fini…Vite, faim, faire chauffer reste de pizz’ au micro-ondes (berk mais faim…)

Toc toc, entre un Telecommien.
- Bon, ça y est. Il arrive où votre fourreau dans la maison ?
- Euh… ah oui, là, dans le coin , dans la buanderie, à coté de l’arrivée électrique.
- Mais y a rien… il est où ?
- Ben… par là… non ?
- Dans le placo ? ILS VOUS L'ONT LAISSE DANS LE PLACO ? ! Oh pu**** ! nous on va pas découper votre placo, on est pas autorisés, on s’en va, vous appelez votre électricien il nous sort le fourreau du placo et nous on revient et on vous refacture un déplacement. (98 euros, le bonheur ça n'a pas de prix !)

Là, la bouche pleine de pizza caoutchouteuse, je me serrais jetée à ses genoux, non, pitié, 3 semaines qu’on vous attends, partez paaas !
Hop, nouveau coup de fil à l’entrepreneur qui confirme que oui, l’arrivée est dans le placo, que FT un coup ils le veulent dans le placo un coup en dehors, à chaque chantier ça change , "ils ont qu’à faire un trou dans le placo-ces-feignants on reviendra boucher vendredi promis".

- ah non non non, pas question , nous on n’est pas habilités, on n’a pas le droit de faire des trous.

Ah tudju, ça va pas faire un pli, je m’en vais te chercher un marteau, moi, tu vas voir, ça va être vite torché. D’autant que là je devrais être au Centre aéré 15 km plus loin pour récupérer les garçons. Et que le centre aéré ne répond pas au téléphone. Marteau , coup de la propriétaire furax au bas du mur, raté. Il devrait y avoir un tuyau vert qui n’y est pas. Par contre le trou, il est bien là... Re-l’entrepreneur, au téléphone, « ah ben vous n’avez qu’à casser sur 10 cm de hauteur tout le long du mur ». Mais oui bien sûr… Bon ben on va dire qu’on s’arrête là, hein… J’arrive à contenir les Télécomiens, naaaaan, partez paaaas !

- Bon, on vous fait le branchement dehors, on vérifie vos prises et votre électricien aura qu’à tirer le câble dans son fourreau puisqu’il sait où il l’a mis , hein et nous on se casse.

Voilà, il est 14h 30, notre téléphone est en service au bout d’un câble dans un trou béant du jardin, mes grands poussins m’en voudront à mort parcequ’après avoir enfin réussi à joindre le centre aéré je leur ai demandé de les garder pour les activités de l’aprèm, et que l’activité de l’aprèm c’était sortie au musée… (« je te préviens maman tu m’inscris pas pour le musée, hein ! ») que Zébulon a raté son atelier fabricage de maisonnette pour oiseaux, que… Oups, aller chez Darty ! Appeler avant. Ah. Y a qu’un numéro en 0800, mon forfait de portable va aimer…
- bonjououour… vous ètes en communication avec notre serveur vocal… si vous voulez passer une commande , dites COMMANDE distinctement, si vous souhaitez contacter notre service après- vente, dites APRES-VENTE distinctement. C’est à vous.
Et là, on n’a pas l’air ridicule du tout du tout, « A-P-R-E-S-V-E-N-T-E »

- Merci. Si votre demande concerne un article en réparation chez nous, dites REPARATION, sinon, dites AUTRE. C'est à vous. Rodjeur.
- A-U-T-R-E.
- Merci. Ne quittez pas, un conseiller va vous répondre.

Ouf, un humain !! J’explique à la dame qui doit certainement être à des milliers de kilomètres, mondialisation oblige, que je voulais JUSTE savoir si MON magasin avait l’autre bout de mon manche d’aspirateur en stock , que je ne fasse pas 20 km pour rien…

- Je ne peux pas vous répondre madame, il faut voir directement avec votre magasin.
- Gnngnngnngn… mais justement , MON magasin n’as PAS d’autre téléphone que celui-là….

Qu’à cela ne tienne, hein Lapin, au point où on en est, on peut bien y aller, tu dormiras dans la voiture. Effectivement, lapin endormie dans la voiture, réveillée sur le parking. Pardon ma louloutte, mille pardons, t’as une mère top désorganisée !

- Bonjour, j’ai acheté un aspirateur samedi mais soit il manque un bout du manche soit c’est un aspirateur de nain et c’est pour ça qu’il était pas cher. Toujours garder un peu d’humour en stock pour les mauvais jours, ça sert.
Gentil jeune homme du SAV va chercher un carton dans sa réserve, l’ouvre…
- Je n’ai qu’un tuyau en une seule partie, là. Vous avez essayé comme ça ? Il est téléscopique, le tuyau…

J’te jure, ami lecteur, que j’y avais pensé mais j’avais pas du tirer assez fort… 2 fois que je passe l’aspi courbée en deux alors qu’ j’ai un manche téléscopique… Heureusement le ridicule ne tue pas…

- C’est rien Madame, y a pas de mal, ça arrive.
Je suis sûre qu’il va se gausser avec ses collègues et que ça fera la joie des pauses-café… La honte, la honte. Effectivement , de retour chez moi et en m’acharnant un peu/beaucoup j’ai pu le décoincer, ce *** de tuyau d’aspirateur !
Je vous passe l’accueil d
es garçons au centre aéré
- Pourquoi t’es pas venue nous chercher à 1h ½ t’avais dit que tu viendrais, tu nous a menti !
Je déteste quand les enfants me disent ça, parcequ’il en leur vient pas à l’idée que j’aie pu avoir un empêchement. Alors je leur ai raconté par le menu.


Et la journée s’est terminée sur le même mode, Lapin de 18 mois a débaroulé les escaliers, 6 marches le temps que j’accourre la choper au vol, mon pétage de câble et mes larmes de rage à la Nième chamaillerie des garçons et « noooon, pas moi le premier à la douche ! ».
Pour finir en apothéose au retour de l’Homme passé 20h , la mine défaite… « je retrouve plus la carte bleue, la dernière fois que je m’en suis servi c’était samedi pour payer l’aspirateur, il faut faire opposition ».
STOOOOP !

- Bon, moi ça va aller là je vais me coucher, bonne nuit. J’ai pas faim.
- … ??!!! Qu’est-ce qu’il y a, ça va pas ?

Y a des jours, comme ça… pires que d’autres… où 12 contrariétés n’arrivent jamais seules.

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mercredi, octobre 04, 2006

Cahier d’un retour au pays natal

C’est en arrivant à l’entrée du défilé, à la naissance des deux massifs qu’elle connaissait par cœur, qu’elle su qu’elle était chez elle. Elle adorait cet instant, chaque fois que sa vie l’avait portée par delà les montagnes, par delà les frontières, cet instant du trajet où le plat du lyonnais se changeait rapidement en cocon de montagnes rassurant… où la rondeur du Vercors apparaissait sur la droite, dans ce coude qu’effectue le fleuve en fuite vers le sud, faisant écho aux falaises abruptes de la Chartreuse sur la gauche ; revenir ici, au chaud, au creux des roches calcaires, se blottir dans son écrasante immensité. La montagne qui rend humble. C’était à peine le lieu de son enfance, ses racines auraient pu prendre dans d’autres lieux plus chauds, plus propices au développement des belles plantes, plus au sud ; ou alors bien plus au nord encore, dans un rude village du Piémont… Sait-on ce qui nous lie aux lieux ? en dehors de tout sentimentalisme et de tout souvenir personnel. C’était cela, cette sensation qu’elle avait chaque fois d’appartenir à cet endroit. A mesure que la voiture glissait sur l’autoroute, qu'elle se coulait dans le couloir rocheux, sur cette portion précise où le ruban d’asphalte amorce une descente sur la ville au loin, elle avait le cœur qui ralentissait enfin ; comme la Petite Sirène au fond de l'océan ; son sang circulait mieux, elle respirait plus aisément et surtout, elle allait y puiser la force nécessaire pour être elle-même. Là, chez elle, dans son élément, sa survie ne nécessiterait aucune dépense d’énergie supplémentaire ; elle disposerait enfin de toutes ses forces pour sortir du marécage.

Il avait obtenu par hasard et par le biais d’un ami un poste d’encadrement dans une PME locale. Elle était tellement contente qu’elle l’avait laissé partir tout seul, ne rentrer qu’un week-end sur deux ; elle avait retroussé ses manches en souriant, continué son année scolaire en demandant une mutation (mais les Dieux ministériels ne partageaient pas son enthousiasme…), s’était occupé d’un déménagement, d’une recherche de logement à distance tout en respirant les dernières éffluves des embruns de la Côte d’Opale.

Après des mois de cette vie en apnée, emmitouflée dans son quotidien de maman solo, à câliner ses poussins, à s’organiser comme bon lui semblait sans justifications ni explications, elle s’était rendue compte, honteusement , qu’à la joie du retour s’ajoutait la joie de la vie solo… Il lui arrivait de ressentir du plaisir (et du soulagement…) à ces séparations sur un quai de gare le dimanche soir, de l’appréhension aux retrouvailles le vendredi soir, chacun venant bousculer l’ordre de l’autre… Elle était devenue plus confiante et capable de voltiger seule.

C’est pour cela qu’à l’approche de Grenoble, elle se sentait déterminée, même si elle ne reverrait plus de si tôt les vagues grises de la plage, si elle n’entendrait plus la corne de brume meugler le matin et si les lumières de Douvres ne lui cligneraient plus de l’œil le soir par delà la Manche.

Elle avait conduit toute la nuit, ou presque, ne s’octroyant que de très rares pauses, suivie de ses canetons dandinants de fatigue jusqu’à ces providentielles machines à boissons chaudes, qui ponctuent notre beau réseau routier tous les vingt kilomètres. Quelques dix cafés-longs-sucrés plus tard, elle passait la barrière de péage, le coffre chargé, la banquette arrière pleine de réhausseurs occupés, de paquets et divers sacs entassés à leurs pieds. Elle prit la bretelle de droite, celle qui mène au centre ville. Il lui plaisait de voir la ville de près, de s’y plonger tout de suite, d’en admirer chaque façade, chaque croisement , respirer cet air familier et nager parmi les siens, au milieu du banc ami. A cette heure avancée de la nuit, si elle avait été raisonnable elle aurait pris la voie de contournement qui la menait directement chez ses parents, directement dans cet appartement qui avait vu éclater ses crises d’adolescente ; elle aurait pu y être en même pas dix minutes… Elle prit le chemin le plus long… après tout, elle n’en était plus à 5 mn près. Elle aurait aussi pu prendre la plus grande avenue, celle qui étend ses 12 kilomètres tirés au cordeau d’un bout à l’autre de la ville. Mais non, elle n’était ni raisonnable ni particulièrement consciente de la fatigue. Lorsqu’elle traversa le fleuve qui accueille le voyageur à l’entrée de la ville, elle prit légèrement sur la gauche, à travers les platanes. Elle passa devant ce qui était le siège du journal où elle fit ses premières armes dans la presse, où à l’époque elle s’immobilisait devant un certain jeune maquettiste… Une autre elle-même qu’elle était bien décidée à faire ressurgir. Les rues étaient désertes mais la ville muette étincellait de la lumière des sémaphores colorés, qui passaient tous au vert à son approche, comme pour lui souhaiter la bienvenue ; même la fontaine ronde de l’avenue Alsace-Lorraine bruissait encore… Petit à petit elle se laissait envahir par la ville, dont elle avait l’impression de perturber le repos ; sans s’en rendre compte elle avait ralenti, pour un peu elle se serait arrêtée pour s'allonger contre le bitume chauffé par le soleil de la journée. Sa vitre était ouverte, elle laissait pendre son bras gauche le long de la tôle de la portière et elle humait l’air… cet air pollué de cité confinée, cet air chaud qui sent la poussière, le gaz d’échappement, le goudron chaud, qui transporte parfois de façon fugace une odeur fleurie de spirée… cet air citadin qui, à la longue, vous râpe la gorge et vous pique les yeux, faisant s’enfuir tous les grenoblois motorisés vers les vertes hauteurs.
A droite, près du café des bikers, la piscine… celle-là même où sa mère, trente ans plus tôt, lui avait dit «ne fais pas pipi dans l’eau sinon tu auras ton maillot de bain tout bleu». A gauche, le bâtiment austère d’un lycée huppé, type caserne militaire… Un peu plus loin, même l’un des très rares endroits de la ville où il était possible de se procurer des cigarettes passé 19h avait tiré son rideau … pas un chat, à peine quelques rares mulots nocturnes, comme elle.

Ses tours de roues la portèrent ensuite devant son ancien lycée, lui rappelant en passant cette époque où ils arboraient tous le badge rouge de Solidarnosc, où ils étaient plein de cet espoir porté par les socialistes fraîchement élus, l’époque où de britanniques chevelus du nom de Cure faisaient des émules, que l’on appelait déjà «les corbeaux»… En traversant la ville de cette façon elle était passée devant tous les lieux qui avaient imprimé sa courte vie, du lycée à la pédagogie «expérimentale» (dont l’expérience a nourrit ce qu’est le lycée d’aujourd’hui…) au Conservatoire de musique, qui abritait également le Conservatoire d’Art dramatique et, en un temps, ses petits pas éphémères d'apprentie- comédienne, accompagnée à l’époque d’un camarade qui aujourd’hui orne les affiches d’un film plus politique qu'humoristique …

En remontant le temps, elle était arrivée sur le parking de ses parents. Il ne lui restait plus qu’à faire résonner l’interphone de l’appartement et enlever doucement ses chérubins endormis. Il ne lui restait plus qu’à…

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'oeil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs.
Aimé Césaire, extrait de Cahiers d'un retour au pays natal.

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