R.I.P (3/3)
Elle était sur la terrasse, assise sur le rebord de la jardinière en bois, le nez collé à la montagne toute proche, à regarder flotter les premiers planeurs de la saison. Ils passaient au dessus d’elle en sifflant doucement, à peine un pfffffff discret pour ces grands oiseaux aux plumes de fibres de verre. Elle était au calme, les garçons faisaient la sieste, dans deux semaines elle s’offrait un week-end à Paris. J'en crève de ne pouvoir dormir et me réveiller près de toi, lui avait-il soufflé, un soir, à l'heure où se transforment les citrouilles... C'est trop dur... La version officielle de son escapade amoureuse était tout autre, bien sûr. Ils devaient se retrouver à la gare de Lyon-Part-Dieu. Lorsqu’elle a vu son mari dans l’encadrement de la porte du salon, à la façon dont il se déplaçait lourdement, au regard de noyé qu’il avait, elle a su. Elle a compris. Qu’il savait. Elle avait ôté le mot de passe de sa boite à mels. Elle savait qu’il allait y faire un tour. Elle ne circulait jamais sur sa boite à lui, par respect, parce qu’elle s’en fichait. Mais elle connaissait son bonhomme, elle savait que lui irait regarder par le trou de la serrure. De la même manière qu' il avait l’habitude de farfouiller son sac à main ou d’ouvrir son courrier.
- C’est qui, L ?
En un dixième de seconde elle devait décider de la suite à donner à sa vie. A la vie de ses enfants. A la vie de son mari. A la vie de son amant. Elle disposait du pouvoir de vie ou de mort sur le quotidien de ces êtres. Effrayant. En avait-elle le droit ? Avait-elle le droit de les bousculer tous ? Après tout, peut être pouvait-elle s’accommoder de cette vie-là, superposée. Après tout, peut être que le bonheur en couple est un leurre, un mythe romantique, la grande utopie… Peut être devrait-elle faire un effort, être moins égoïste, le bonheur individuel ne concourt pas forcément au bonheur collectif… Tout ça lui a traversé l’esprit en un éclair. Elle venait de recevoir un mel de L., elle le savait. Elle savait également que ses messages étaient rédigés sans équivoque aucune, qu’il parlait de sa peau, de sa chaleur, du manque terrible d’elle. A sa merci.
- C’est un ami.
Bien piètre réponse dont bien sûr il ne se contenta pas.
- Un ami que t’envoie des mels comme ça ?
- Je ne sais pas, quel mel ? Qu’est-ce qu’il a écrit ? Lâche, lâche et curieuse.
Il lui a jeté sur les genoux une feuille de papier, en haussant la voix. Il criait presque et sa voix montait dans les aigüs.
- Tiens, je l’ai imprimé. Pourquoi il te parle comme ça ? C’est qui ? C’EST QUI ?
Elle a lu la feuille, l’a relu, elle n’a pas pu s’empêcher de sourire, touchée par la caresse et la grâce des mots. Son visage souriait toujours lorsqu’elle a levé les yeux vers son mari. Il n’y avait rien à ajouter. Rien à expliquer. Elle l’a vu tout d’un coup s’effondrer, perdre sa superbe, se dégonfler comme une baudruche d’anniversaire, qui l’instant d’avant tournoyait au dessus d’un goûter d’enfants joyeux et insouciants. Elle l’a vu désarticulé, s’écrouler près d’elle sur le rebord de la jardinière ; il a posé les questions classiques « depuis quand… » « est-ce que vous avez… » « Est-ce que c’est sérieux ? » « Est-ce que tu l’aimes ? »
A toutes ces questions elle aurait aimé lui répondre sans lui faire de mal. Mais ça n’était pas possible.
Puis est arrivée la question ultime et originelle à la fois, la question du désespoir et de l’espoir, celle qu’elle attendait, celle à laquelle elle brûlait de répondre depuis des années. Elle a parlé en le regardant bien en face, sadique, bourreau sans âme. Elle avait en mémoire tous ces jours sombres, ces années à faire semblant, ces années à trop porter toute seule. Trop seule. Alors, d’un coup, la locomotive décrocha ses wagons en pleine ascension. Avec fracas. Elle a ouvert tout grand les mains, a regardé le radeau dériver vers le large et son passager sombrer vers les hauts fonds.
- Parce que je ne t’aime plus.
C’était sorti comme ça, sans peine. La douleur était déjà partie depuis belle lurette. Anesthésiée depuis trop longtemps, elle avait perdu toute empathie envers lui. Asséchée. Elle n’arrivait plus à le ménager. Soeur Compassion ne répondait plus à l’appel.
Elle pensait qu’il la laisserait partir, qu’il respecterait sa décision, en adulte, qu’il la respecterait elle, qu’il l’aimait suffisamment pour cela. Mais elle s’était leurrée, il ne l’avait pas aimé pour elle mais pour lui-même, comme on aime son boulanger ou son boucher, pour les bons produits et les services qu’ils nous rendent. Elle avait ouvert la boite de Pandore, déchaîné l’hydre. Il allait faire exploser sa rancœur, sa rage, sa trahison, son abandon. Pour soulager sa peine, il allait la crier au monde, il allait se tordre, s’emmêler, s’enrouler dans la vengeance. Theatral. S’emmitoufler dans son dépit. Avec l’énergie dévastatrice du félin blessé. Attirer à lui toutes les attentions et toute la compassion du monde, éloigner d’elle la terre entière, la marquer du fer rouge de l’infamie en faisant le tour de son carnet d’adresse et pleurant sa misère.
Ainsi isolée, mise au banc même de sa propre famille, de ses amis, elle serrait les dents, muette à la barre, ne dévoilait rien des déguisements nocturnes de la bête blessée, des travestissements, du fantasme qui virait à la perversion. Elle serrait les dents, elle montait des barricades pour éloigner et protéger les enfants du pugilat, elle baissait la tête sous les accusations, sous les tentatives familiales maladroites.
- Tu n’as pas le droit d’abandonner ta famille pour une histoire de c…
- Reprend tes esprits…
Elle a fait son sac, a loué un studio dans lequel elle venait dormir la nuit lorsque les enfants étaient couchés ; elle était là à leur lever à 7h, au sortir de l’école, aux devoirs, aux douches, au coucher, « non chéri papa et maman vont manger plus tard ». Elle a continué à dire non, non, je ne reviens pas, non c’est fini, c'est trop tard. Non il n’y est pour rien, je ne t’aimais déjà plus avant. Et puis arrête de me suivre, tu es ridicule.
Pour apprendre à dire non, se désintoxiquer de la passivité et du fatalisme, elle s’est fait aider. Tous les mardis soirs elle allait parler beaucoup, pleurer encore plus, se mordre et se pincer les poignets. Regretter, ne pas regretter, tenir bon, apprendre à déculpabiliser, apprendre à vivre, tout simplement. S’écorcher les mains, s’arracher les doigts, se hisser hors du gouffre, se désengluer. Pour elle. Pour ses fils. Elle a parlé de la métamorphose de son mari, pour tenter de comprendre, si elle avait failli, quand et comment. On lui a parlé de «trans-générationnel», de cadavres dans les placards familiaux, «le travestissement ce n’est pas de sa faute, c’est plus fort que lui». Elle a effectivement découvert avec effroi des cadavres dans les placards de famille, des femmes et des épouses soumises aux fantasmes du mari, elle se rebellait, n’acceptait pas ça et pour cela les femmes de sa belle-famille lui en voulaient. Ont bien essayé de lui faire revenir la raison. Par les grands moyens. De force. L’hérétique à brûler. Avec des mots méchants comme des tisons sous les ongles. En vain, « je n’ai fait que traverser la vie de votre fils, je vous le rends, avec ses fardeaux de famille qui ne sont pas les miens. Réparez, c’est à vous ».
Son principal souci était alors de briser la chaîne du père aux fils, de rompre le passage de témoin, « ça ne passera pas par mes poussins, jamais », l’histoire n’est pas écrite, après tout. Sortir de la prédestination, de l’inéluctable. Les ôter de là, les sortir du jeu en ouvrant tout grand les portes de l’armoire. Dépoussiérer. Elle n’est même pas sûre aujourd’hui d’avoir réussi à briser la chaîne… seul leur avenir d’homme adulte lui dira un jour.
Pendant tout ce temps, elle puisait sa force dans les soirées qu'elle passait à la maison aux volets verts. Dans d’autres bras, à se nourrir d’un autre souffle. A construire une nouvelle vie sur des cendres, sur des cadavres encore chauds. Elle était apaisée, forte et calme. Avec lui, c’était mille lunes qui rencontraient mille soleils, elle était bulle qui éclate en poussière d’or . Elle était bulle légère, elle était poussière scintillante, elle était les nuages et le vent, le sable, la terre et l’éternité. Lorsqu’ils se retrouvaient, ils devenaient un, ils se mêlaient, se fondaient, rebondissaient, riaient et grandissaient ensemble. Ils devenaient géants. Elle redécouvrait le plaisir du toucher et de l’odeur, le plaisir de sourire, d’enlacer, de manger, le plaisir de son propre corps que de nouvelles mains défroissaient, patiemment, avec un amour infini …
A présent, elle pouvait affronter l’hydre et ses autres travaux d’Hercule à venir.
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